Le roman qui va suivre -les romans, devrais-je dire- possède une particularité qui ne peut être tue. Pourtant, elle ne peut être dite. Alors, plutôt que de chercher vainement une issue à ce dilemme que me fit remarquer un jour mon ami Pierre L., je préfère donner la parole à Platon et son Euthyphron dans un dialogue avec Socrate. Les spécialistes à son sujet, ne parviennent pas à se mettre d'accord sur la date, le but et le sens de ce texte. Tantôt férus de logique, tantôt attachés à l'angle historique, bien peu sont ceux qui ont su en tirer la substantifique moëlle. Probablement ne sont-ils pas parvenus à séparer l'épais du subtil -pour paraphraser la table d'émeraude.
Ce n'est donc pas parce qu'une chose est vue qu'on la voit ; au contraire, c'est parce qu'on la voit qu'elle est vue ; ni parce qu'une chose est conduite qu'on la conduit, mais c'est parce qu'on la conduit qu'elle est conduite ; ni parce qu'une chose est portée qu'on la porte, mais c'est parce qu'on la porte qu'elle est portée. Vois-tu bien, Euthyphron, ce que je veux dire ? Je veux dire que, si une chose est produite ou subit une action, ce n'est point parce qu'elle est en train de se produire qu'elle est produite, mais c'est parce qu'elle se produit qu'elle est en train de se produire, et ce n'est pas parce qu'elle est en train de subir qu'elle subit, mais c'est parce qu'elle subit qu'elle est en train de subir. N'en conviens-tu pas ?
Sachez seulement
que le lecteur le plus sagace aura lu sept livres, là où l'amateur
pressé n'en aura vu qu'un seul. Mais ne vous en faites pas, le chemin
n'est pas tracé. Il se fait au fil du temps, à force de recouvrir
les pas par des pas.
Première Partie
LIAISONS
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Chapitre 1
Le manuscrit volé
( Qian )
I
- Raconte moi
ta vie, me demanda-t-elle. Mais, à peine sa question posée, elle
se rendit compte du caractère provoquant de sa requête. D'autant
plus qu'elle l'avait formulée avec une moue, et un regard qui évoquaient
plus la sensualité que la curiosité. Mais surtout, nous ne nous
connaissions que depuis quelques heures.
J' attendais un long instant avant de répondre. Oh, pas pour réfléchir.
Pas pour trouver un bon mot ou une formule d'apparence intelligente (ou peut-être
un peu). Ce silence me plaisait. Je le goûtais, m'en délectais,
sûr que loin d'être pesant, ce premier silence serait un allié,
par sa capacité à créer une intimité vraie. Le climat
qu' il installait avait quelque chose de jubilatoire pour l'esprit.
Mais ce faisant, je gardais à l'esprit cette question indiscrète.
Je me lançais ensuite, après avoir choisi une trame assez souple
pour pouvoir improviser en fonction de ses réactions et du goût
des mots.
Car les mots ont un goût, comme le silence de tout à l'heure. Quand
on les répète, hors de tout contexte, on devient oenologue du
vocabulaire. Liqueur, liqueur, liqueur, par exemple. Ne sent-on pas le délice,
avec une pointe de crainte de l'excès ? Genièvre. on dirait un
prénom de femme. Whisky, un cri qui commence suavement, par l'acceptation
totale ( oui !) ; et finit par une barbare glissade. Et bourbon ! Quel étrange
borborygme !
Enfin je commençai :
- En somme, tu me demandes de résumer en quelques mots ma vie. Elle sourit,
mais mon ton n'impliquait pas de réponse.
- Le problème, continuais-je, c'est qu'il n'existe qu'une méthode
pour résumer quelque chose. D' abord, il faut comprendre le sens général
de l'objet, son essence. Déjà, je ne suis pas sûr d'être
capable de comprendre l'essence (ou les sens) de ma vie. Ensuite, il faut éliminer
le superflus, l'inutile. Certains écrivains sont des champions de l'inutile.
Ils ressentent le nom sans adjectif comme mutilé. Alors ils vont bon
train. Le silence est insondable, la nuit sans lune, les yeux écarquillés,
le regard lourd de sous-entendus, le bonheur insoutenable -quand ça n'est
pas la légèreté de l'être-. A force de qualifier,
ils déqualifient tout. A force de nuances, ils font surgir les contrastes.
La chose s'efface au profit de la caractéristique.
Quoi qu'il en
soit, si on supprime l'inutile, l'essentiel est censé être là.
Mais dans ma vie. Qu'est-ce qui a été inutile ?
Oh, je pourrais commencer par la fin. Justement. T'inventer quelque chose d'éloquent.
Pour t'épater. Mais au final, tout ce que tu saurais, c'est ce que je
puis faire aujourd'hui, pas quelle a été ma vie.
Je dois avouer
que j'étais foutrement content de moi. J'avais réussi ce que je
voulais. Exactement. Etre sincère. Et surtout, derrière cette
réussite première, j'avais obtenu le second, le troisième,
et le quatrième sens que j'espérais. Car tout en me moquant de
l'éloquence, j'avais -pour elle- été éloquent. Tout
en critiquant l'adjectif, j'en avais glissé quelques-uns (mon goût
pour la dialectique). Et enfin, je n'avais pas menti.
Car si je devais me résumer (tiens !), je dirais que je suis celui qui
déteste le mensonge. Pour être tout à fait juste, je devrais
rajouter que la dialectique est ma meilleure amie et ma pire ennemie. Amie,
car pour dire la vérité (tiens !) à soi-même et aux
autres, il ne faut jamais se cacher l'autre face de la question. Il faut examiner
l'idée bannie avec autant d'attention, sinon plus, que l'idée
admise. Mais la dialectique est aussi ma pire ennemie car mes amis qui ne la
maîtrisent pas prennent mes divulgations pour des divagations. Bref. Non
! ce n'est pas exact, je ne suis pas vraiment bref, je m'en rends compte à
présent. Impossible d'aller droit au but. Reprenons.
Je venais de lui dire : " tout ce que tu saurais, c'est ce que je puis
faire aujourd'hui, pas quelle a été ma vie. " Alors elle
répondit :
- C'est peut être ce que j'attendais. Que tu te découvres.
Il fallait se
montrer prudent. Qu'avait-elle vraiment voulu dire ? Car cela pouvait constituer
une référence à un épisode de la soirée.
Du coup, je craignais de trop croire à une victoire trop aisée.
Mon petit discours, je l'avais prononcé tout en fonction de cette gêne
que j'avais senti chez elle ; lorsqu'elle avait pris conscience de l'indécence
de sa question. Avais-je transformé cette gêne en plaisir ? Cette
invitation à se découvrir, d'où pointait-t-elle ?
Je me trompais ? (La dialectique est ma pire ennemie, surtout quand le doute
-pas Satan- m' habite ). Je dis alors sans réfléchir:
- L'ai-je fait, d'après toi ?
Que l'on ne m'accuse
pas de mentir ! J'ai dit précédemment que je savais avoir été
franc. Mais il existe un monde entre être franc et se découvrir.
On peut mentir sans être découvert d'ailleurs.
De toute façon, la phrase était venue comme ça. Un peu
comme on écrit. Ce n'est pas un bon exemple, je sais, puisque j'écris,
en ce moment. Cependant, lui, -enfin, le "je" du texte-, parlais !
Bref,... Non pas bref ! J'arrête là pour ce soir.
II
Le lendemain matin,
je décidais de continuer le dialogue entre " je " et "
elle ". J'étais assez satisfait de la tournure que prenait leur
première rencontre. Mais j'avais du mal à me souvenir précisément
de ce que j'avais bien pu taper la veille. Aussi je pénétrais
dans le bureau, une tasse de thé à la main et un paquet de biscuits
coincé sous le bras. Songeur, je fixais un instant la vieille machine
à écrire mécanique. Une antiquité. Douze bons kilos
de ferraille fatiguée. Les " o " y apparaissaient décalés
vers le haut, comme rabougris.
Drôle de goût, ce mot " rabougri " ! pensais-je alors
que je relisais le premier feuillet. Mais comme j'allais passer au second, je
manquais de recracher une gorgée de thé brûlant sur la table.
La pauvre vieille machine à écrire m'aurait pris pour un dragon
bizarre.
Le second feuillet avait disparu ! J'ai une mémoire parfaite de mes faits
et gestes, à défaut de me souvenir de ce que j'écris. Par
acquis de conscience, je fouillai la corbeille, lorgnai sur un tiroir ouvert,
me mettai à quatre pattes. Rien ! Je fis le trajet du bureau à
la chambre, revins, repartis pour la chambre. Après avoir allumé
l'ampoule qui pendait au plafond (il faut que j'arrange ça, je sais),
je fouillai la pièce avec méthode.
C'est alors que je me rendis compte...
III
...Qu'elle n'était
pas là. Le lit était défait comme seules deux personnes
peuvent le défaire. Le matelas conservait encore une empreinte d'elle.
Mais Anna n'était plus là. A ma montre il était sept heures
et quart. Je m'étais levé sans mettre la lumière pour ne
pas la réveiller. Hier soir, elle semblait fatiguée. Hughes avait
trop chargé le dernier joint. Comment a-t-elle pu se lever plus tôt
que moi ? Puis l'idée vint enfin. Elle s'est levée, et c'est elle
qui a emmené le feuillet manquant. Clair, non ?
Pas du tout. Ça ne collait pas.
D'abord, elle était au chômage et n'avait aucune raison de se lever
plus tôt que moi. Ensuite elle ne lisait jamais un manuscrit avant qu'il
ne soit terminé. Parfois, elle ne les lisait pas du tout. Et pourquoi
emmener un feuillet qui se lit en quelques instants ?
Une autre idée me vint à l'esprit. Depuis quelques secondes déjà,
elle me guettait comme un oiseau de proie. Mais je la repoussais d'abord, tranquillement,
comme on écarte une guêpe. Elle s'imposa malgré tout :
Serais-je fou ? Hier soir, je n'ai probablement rien écrit. J'ai dû
rêver que j'écrivais quelque chose. Le premier feuillet avait été
rédigé deux jours plus tôt. voilà ! J'avais simplement inventé
la suite en songe. Curieux, troublant, mais...
Impossible. Et l'absence d' Anna. Je ne l'ai pas rêvé, elle ! Pas
fou à ce point.
Je décidais d'appeler Hughes au téléphone. Tout seul je
ne m'en sortais pas. Et Hughes constituait le seul lien tangible avec la soirée
de la veille.
Je laissais sonner sept ou huit fois. Un bon ami peut vous pardonner de l'avoir
réveillé une fois dans sa vie. Enfin, Hughes répondit.
Sa voix ne trahissait ni colère, ni fatigue. Aussi, je passai sur l'excuse
d'usage.
- Hughes, qu'est-ce que nous avons fichu hier soir ?
- Louis ?
- Réponds-moi.
- ...
- Ne me dis pas que tu ne m'as pas vu hier !
- Si, si. Mais, la question est assez saugrenue. Même en considérant
la qualité du petit afghan que nous avons fumé chez moi, après
le restaurant. Et...
- ...Anna était-elle avec moi ?
- La femme charmante que je t'ai présentée hier ? Oui, vous êtes
partis ensemble d'ici. Tu lui as proposé de la raccompagner. Mais tel
que je te connais, tu as du lui offrir un dernier verre chez toi.
- Qu'est-ce que tu racontes ? Je connais Anna depuis plus d'un an. Je... Bon
sang, je débloque.
Tout en disant cela, des souvenirs se formaient. Je n'étais pas si fou. Oui, bien sûr. Hughes avait raison. J'étais seul depuis neuf mois. Je me rappelais maintenant la soirée de la veille, et surtout, je me souvenais parfaitement qu' Aline m'avait quitté.
- Louis ? Tu es
toujours là ?
- Oui, oui. Ça va maintenant. Mais ce matin, en me levant, j'ai eu l'impression
qu' Anna et moi étions ensemble depuis longtemps. Du coup, j'étais
stupéfait de son départ à l'aube. Le lit portait encore
son empreinte quand je me suis levé à mon tour.
- L'oiseau s'est déjà envolé ?
- Oui. Et le plus étrange, c'est qu'elle a dû emmener le deuxième
feuillet du roman ésotérique dont je t'avais parlé.
- Ah ! tu l' as enfin commencé ?
- Oui, avant-hier. Et, à moins que je ne débloque vraiment totalement,
je crois avoir écrit un feuillet hier soir. Et il a disparu. La belle
Anna est peut-être partie avec.
- Tu veux mon avis ?
- ...
- Tu n'as rien écrit hier soir.
- Comment peux-tu en être si sûr ?
- Tu avais mieux à faire, si tu vois ce que je veux dire.
- J'ai très bien pu me relever une fois qu'elle était endormie.
J'aime écrire très tard.
- Même après une soirée aussi mouvementée ?
- Tu as sans doute raison, Hughes.
- Et puis cette drôle d'idée -prétendre que tu connaissais
Anna depuis longtemps-, je crois pouvoir l'expliquer.
Là, il me coupait le souffle, le Hughes ! Il avait pourtant fumé
autant, sinon plus de pétards que nous tous hier soir. Au saut du lit,
voilà qu'il raisonnait !
Je l'encourageais à poursuivre.
- As-tu remarqué au moins, me dit-il, combien Anna ressemblait à
Aline ?
- Non. Aline était brune. Et plus mince.
- Mais à part ça, elles se ressemblent un peu, non ?
- Oui, maintenant, je crois que je me souviens.
- Ca devrait te rassurer. Avec l'alcool et le shit, tu auras fait des deux,
une seule et même personne. C'est un délire assez commun, si on
y pense.
- Oui. Mais, et le feuillet ?
- Je te l'ai dit, tu n'as probablement rien écrit hier ! Tu te souviens
de ce qu'il contenait ?
- Un peu seulement. C'était un dialogue entre un homme et une femme,
au départ. Mais après, c'est le trou noir.
- Tiens donc !
- Quoi ?
- Tu ne devines pas ? Tu ne vois pas où je veux en venir ?
- Non.
Tout en disant cela, je commençais à saisir.
- Ce dialogue, tu ne l'as pas tapé à la machine. Tu l'as tout
bêtement vécu.
- Une logique imparable.
- A ton service.
- Merci Hughes. Et excuses moi de t'avoir réveillé si tôt.
- Ce n'est pas grave. Ciao !
Toute la matinée, je tournais ce dialogue avec Hughes dans ma tête. Il avait beau avoir visé juste, quelque chose ne me convenait pas. Ce n'est que vers midi que je compris enfin pourquoi. Et la vérité était bien pire que les mensonges sucrés de Hughes.
IV
Lorsque j'écris
un roman ésotérique, je noircis de nombreux brouillons. J'utilise
des carnets pour coder mes messages. Je dessine. Pour un feuillet de texte effectif,
je dois bien avoir une dizaine de pages de travaux préliminaires. Aussi
je retournais dans le bureau. Le tiroir où ces préparations sont
habituellement rangées était ouvert. Et vide. Comment avais-je
fait pour ne pas le remarquer ce matin !
Le feuillet avait bien été dérobé. Et Hughes le
savait fort bien. Avec quelle ingénuité m'avait-il dit : "
ah ! tu l'as commencé ? ." Il le savait parfaitement !
Et la soi-disant
ressemblance entre Anna et Aline ! Là, Hughes avait été
très habile. Car maintenant, je comprenais. Anna et Aline ne faisaient
réellement qu'un ! Une simple perruque et la brune se transforme en blonde.
Et si Anna semblait plus ronde cela venait de ce qu' elle avait cessé
de fumer après notre rupture. Une amie à elle me l'avait appris.
Le traître ! C'est lui qui m'a présenté Anna. Comme c'est
lui qui m'avais présenté Aline, d'ailleurs. Et qui a chargé
comme un bourrin les pétards, hier ? Encore lui. Qui était au
courant de mon projet d' un texte ésotérique ? Il l'avait même
avoué ce matin au téléphone.
voilà pourquoi il n'avait montré aucun signe de surprise lorsque je l'avais
appelé.
Mais cela n'expliquait pas tout, je m'en rendais bien compte. Pourquoi recourir
à une telle machination ? Et puis, le dialogue entre " je "
et " elle " avait-il eu lieu, ou constituait-il la base du texte ?
La conviction d'avoir été berné par Hughes cédait
la place à une nouvelle perplexité. Le plus grave était
encore à venir. J' avais oublié l'essentiel. Que mon cerveau ait
été imperméable au point de ne garder aucune trace du feuillet
écrit la veille pouvait s'admettre. Je ne gardais qu'un vague sentiment
de satisfaction : plaisir d'avoir écrit -ou dit ?- exactement ce qu'il
fallait.
Le problème c'est que je ne me souviens absolument pas du sujet de mon
roman ésotérique ! Or je ne commence jamais une ligne sans savoir
où je vais. Surtout pas pour un ouvrage de ce type dans lequel le sens
ne doit apparaître qu'à l'initié.
Je relisais alors le premier feuillet. Il commençait ainsi : " Raconte-moi
ta vie ". A ce moment, je remarquais une feuille blanche sur la table.
Ce matin, en cherchant le feuillet manquant, j'y avais jeté un coup d'il
sans réfléchir. Mais là, c'est avec angoisse que je la
retournais.
Et cette angoisse était parfaitement justifiée. Car la page portait
le titre prévu du roman :
LE
MANUSCRIT VOLÉ
par Louis Feldmeyer
Bon sang ! La
camisole n'est pas loin mon petit Louis.
Chapitre
2
Cherches, Henri, Cherches
( Gu )
I
Eric regardait
par la fenêtre, le bruyant cour d'eau en contrebas de la villa luxueuse.
Cette belle demeure appartenait à Henri. Un ami, Henri, un vrai. Jamais
il ne faisait un reproche inutile. Il n'en prononçait que lorsqu'il était
certain que son interlocuteur pouvait en tirer profit. C'est une qualité
rare. Mais Henri semblait un spécialiste des qualités rares. Et
attention ! Qu'on ne s'y trompe pas, il ne s'agissait pas de ces qualités
que les gens estiment trop rares, comme la générosité ou
la gentillesse. Celles-là sont communes, voire vulgaires. On ne les trouve
rares que parce que tout le monde aime en profiter de façon on ne peut
plus directe.
De plus, Henri exerçait le plus beau métier du monde -en tout
cas aux yeux d' Eric- : il était rentier. Et il faut être bien
jaloux ou idiot pour ne pas comprendre ce que ce statut a de formidable. Et
Eric n'était ni l'un, ni l'autre. Il admirait Henri le rentier pour sa
totale liberté, son détachement par rapport au travail (évidemment),
et pour bien d'autres choses encore.
Tout en continuant à scruter des volutes de brume matinale errer au-dessus
de l'eau, il demanda :
- Alors ? Tu trouves quelque chose ?
- Non, pas encore.
- Même pas une piste ? Es-tu sûr au moins que le texte est crypté
?
- Oui, cela, j'en suis convaincu.
- Mais alors, ce sens ne peut pas apparaître en première lecture,
ça ne sert à rien d'essayer dès ce matin.
- Non, pas nécessairement. Imagines. Le meilleur codage, ou cryptage,
pour un texte, peut être obtenu sans coder.
- Je ne te suis pas.
- Si le lecteur cherche le sens caché, il n'ira pas s'imaginer que le
sens est évident. Dans ce cas, le codage n'est pas dans le texte, il
est à appliquer par le lecteur sur le signifié. C'est même
là le meilleur moyen.
- Tu penses donc que ce Louis Feldmeyer est toujours si brillant ?
- Bien plus encore. Je crois qu'il est le meilleur crypteur qui n'ait jamais
existé.
- Alors il faut que tu sois à la hauteur ! railla Eric avec un ton moqueur
qui n'échappa pas à Henri. Loin de s'en formaliser, il se contenta
de se taire un instant. Puis, gravement, il prononça en imitant l'accent
d'un vieux moine Shaolin :
- Ta remarque est tout empreinte de sagesse, petit homme.
- Merci, grand maître, continua Eric, rentrant dans le jeu.
- Plus sérieusement, je dirais que la prétention du décodeur
est sa pire ennemie. Ta remarque me le rappelle.
- Pourquoi ?
- Parce que le crypteur habile va l'utiliser aux dépends du déchiffreur.
C'est grâce à elle qu'il peut t'amener vers des fausses voies.
Si tu es trop fier d'avoir découvert quelque chose, tu n'accepteras qu'à
regret de l'abandonner. Au pire, même après avoir vu quelque signe
de ton erreur, tu persisteras. C'est toujours blessant pour l' ego d'admettre
que l'on s'est fourvoyé.
- Oui, je vois. Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas encore. Pourquoi
m'as tu demandé de laisser la page du titre et le premier feuillet ?
Ne peuvent-ils pas être utiles pour comprendre le vrai sens caché
du manuscrit ?
- Oh ! deux raisons à cela. D'abord, -il faut me faire confiance sur
ce point-, le sens caché ne peut se trouver que dans le deuxième
feuillet. Ensuite, après ce que m'a dit le Ko, Feldmeyer devrait douter
du fait même de l' avoir écrit. En revanche, il doit se souvenir
d'avoir rédigé le premier, ainsi que la page de titre. Le Ko m'a
assuré que le titre et le premier feuillet ont été rédigés
le six septembre. Soit avant-hier.
- J'ai une dernière question. Mais si cela te retarde trop, je vais te
laisser chercher.
- Non, non. Vas-y. Cela m'aide au contraire à réfléchir.
- Et la fille ?
- "Elle", dans le texte ?
- Non, celle que j'ai vue sortir de chez lui ce matin.
- Quel dommage que tu ne l'ais pas suivi.
- Je devais ramener le manuscrit.
- Oui, je sais.
- Je crois savoir comment la retrouver.
- Tiens donc ! Et comment ?
- A chacun ses compétences, laisses-moi quelques secrets. Je vais aller
à sa recherche. Et pas plus tard que tout de suite !
- Entendu. Alors à plus tard. Je vais chercher encore, de mon côté.
- ...
- Qu' est-ce qu'il y a ?
- Eh bien, pour mon travail nocturne, la 205 était parfaite, mais là...
- C'est bon.
Henri ouvrit un tiroir et en sortit un jeu de clef. Il le confia à Eric
qui eut du mal à cacher son impatience. Il adorait conduire la Porsche
Carrera 2.
II
Pour Henri, la
nature ésotérique du texte de Louis Feldmeyer sautait aux yeux.
Le deuxième feuillet ne commençait-il pas par : " Quoi qu'il
en soit, si on supprime l'inutile, l'essentiel est censé être là.
" C' était limpide. Mais pourquoi l' essentiel est-il seulement
"censé" apparaître après la procédure de
décryptage ? Peut-être l'auteur formulait-il là un avertissement.
Louis suggérait probablement la possibilité de fausse route dont
Henri parlait tout à l' heure.
Dans d'autres phrases, le crypteur trahissait -volontairement- la nature du
texte. " Il existe un monde entre être franc et se découvrir.
" Une véritable provocation pour le décodeur ! Les boxeurs
aiment parfois baisser leur garde pour narguer leur rival.
Plutôt que de continuer la lecture, Henri pris le feuillet et l'examina.
" La forme d'abord, avant le fond ", prononça-t-il tout haut.
Le papier était de facture médiocre. L'impression était
imprécise. Certains caractères étaient décalés.
Le "o" surtout, taquinait presque la ligne supérieure. Henri
esquissa un sourire. Où donc ce Louis Feldmeyer avait-il pu trouver une
machine aussi ancienne ? Cependant, bien vite, il se reprocha sa naïveté.
Car le crypteur sait transformer les aléas en atouts. Ces petits "o"
en l'air, Louis pouvait fort bien les avoir utilisés. C'est en tout cas
ce que Henri aurait fait. Mais Henri était condamné à rester
décodeur. Il le savait et, à regret, avait fini par l'accepter.
Il y a des esprits prompts et justes dans la critique mais incapables de créer.
Tout comme il existe de bons décodeurs, incapables de crypter.
Les qualités requises pour ces deux rôles sont toutes différentes.
Créativité, malice et organisation pour coder. Intuition, rigueur,
et logique pour décrypter.
- Ce Feldmeyer est un artiste !
Henri sursauta. Mais plus que la surprise provoquée par l'intrusion,
il avait la désagréable impression que le Ko venait de lire dans
son esprit.
- Vous pourriez prévenir, grommela-t-il.
- Impossible, vous le savez.
- Si Eric vous avait vu, il aurait pu avoir un geste dangereux et... définitif.
Le jeune homme est impulsif et veille avec zèle à ce qu'on ne
me dérange pas.
- Je prendrai davantage de risques si j'annonçais mes allées et
venues.
- Pas à moi.
- Tout message peut être intercepté. Même lorsque vous en
êtes le destinataire.
- Pardonnez-moi. J'étais absorbé par ma tâche.
- C' est tout à votre honneur, Henri. Je ne vais pas vous ennuyer longtemps.
Je voulais seulement savoir si tout s'était bien passé cette nuit.
Le feuillet est là, c'est parfait. Je suppose qu'il est encore trop tôt
pour vous demander si vous avez trouvé une piste.
- Un peu prématuré, en effet. Combien d'années ont été
nécessaires à vos services pour découvrir que Feldmeyer
était un crypteur ?
Henri avait prononcé ces derniers mots sur un ton acide, assez inhabituel
chez lui. Car le Ko, expert en psychologie, avait le don de provoquer chez les
gens, des réactions inhabituelles. Et s'il avait attisé la colère
de Henri, c'était en pleine connaissance de cause. D'après lui,
Henri se montrait bien plus efficace, lorsque le calme l'abandonnait. Sans s'offusquer
de l'attaque, le Ko continua de sa voix grave mais chaleureuse :
- Rien à me signaler ?
- Non. Ah ! si, une chose. Feldmeyer n'était pas seul cette nuit, contrairement
à ce que vous m'aviez annoncé. Une femme, d'après Eric.
- Fâcheux. Elle n'a pas vu votre homme au moins ?
- Elle est partie en pleine nuit, vers quatre heures et demie. Elle n'a donc
pas gêné Eric. Probablement une maîtresse d'un soir.
- Sans doute.
Henri aurait préféré taire cet épisode, mais il
connaissait trop la clairvoyance du Ko. Toutefois, il ne lui avoua pas qu' Eric
était actuellement à la recherche de l'inconnue.
Henri, pendant
la conversation, avait volontairement gardé le dos tourné, malgré
sa crainte du Ko. Car il savait que son interlocuteur n'était dangereux
qu'à travers le Verbe, et non la force.
Lorsqu'il fit volte-face, le Ko avait disparu sans un bruit. Les portes de la
pièce étaient toutes closes pourtant. "Ta mise en scène
ne m'impressionne pas ", pensa-t-il ; mais sans conviction. Puis...
III
... il se remit
au travail.
Il cherchait deux clefs. La première ouvrait la porte du sens. Et ce
sens lui même constituait la seconde clef, ouvrant la voie menant à
une énigme bien plus primordiale. Car un seul feuillet n'aurait pas retenu
autant d'attention par lui-même. Le chemin se fait à force de marcher.
De là à croire qu'en ésotérisme, la recherche est
le but, et non le moyen, il n'existe qu'un pas. Le néophyte qui découvre
cette demi-vérité pense souvent être arrivé au bout
de la route.
Elle ne fait alors que commencer. Henri l'avait appris voilà longtemps, mais
cela ne le décourageait pas. Au contraire.
Il prit un crayon à papier sur la table. Intuitivement, il relia les
premiers "o" de chaque ligne, en prenant soin d'épargner la
première phrase d'introduction. Ce faisant, il obtint une série
de segments, dessinant des montagnes pointues. Le premier pic désignait
le mot " aujourd'hui ". Il poursuivit méthodiquement, en ne
retenant que les mots situés près des pointes et possédant
au moins une lettre non coupée par le segment. Il obtint alors :
Aujourd'hui... J'avais... Glissé quelques... Mensonges... Car... Je m' en... Lui dire... Tu te (découvres)... Pris (conscience)... Après... (se) Découvrir... Pas.
Le début était étrangement cohérent. Mais la suite laissait à désirer. Certains indices lui permirent d'écarter des mots, des "o", et donc des sommets. Le mot "découvrir" en particulier, revenait avec une fréquence inhabituelle, et dans des phrases assez obscures : " cette invitation à se découvrir, d'où pointait-elle ". Oui, pensa-t-il, d'où pointer les sommets qui posent problème ? Une autre phrase l'intrigua : " on peut mentir sans être découvert ". C'était visiblement une nouvelle provocation à l'attention du décodeur : on peut crypter sans être déchiffré. Cela pouvait aussi signifier que le sommet pointant sur "découvre" pouvait être omis. Cela donna alors :
Aujourd' hui,
j'avais glissé quelques mensonges, car je pris conscience après
un bon exemple.
Pas de quoi sauter au plafond, mais au moins, il avait une base de travail.
Il attrapa une feuille blanche et y nota avec soin la phrase. En haut de celle-ci,
il inscrivit : indice N°1. Ensuite, il nota à nouveau la phrase mais
en inscrivant les mots les uns sous les autres. En face de "aujourd'hui",
il indiqua : le 6/09 ? le 7/09 ? autre date ? Il souligna le 7, sans trop y
croire.
A un niveau simple, Henri voyait deux sens à la phrase obtenue. Ce pouvait
être une mise en garde du crypteur (encore une!), prévenant le
lecteur de l'existence de pièges (mensonges). Toutefois, la fin de la
phrase suggérait une tout autre idée. Si on prend un bon exemple,
on prend conscience. Autrement dit, on découvre la solution...
Mais qu'est-ce qu'un bon exemple ?
Vers quinze heures,
il se posait toujours la question. Mais il n'avait rien trouvé d'autre.
Son regard passait machinalement en revue tous les objets de la pièce.
Le bar retint son attention. Il se leva et ouvrit le meuble en bois précieux,
incrusté dans le mur. Il avait à peine versé un doigt de
cognac lorsque le téléphone retentit. De surprise, il lâcha
la carafe qui explosa sur le parquet. Il maugréa quelques jurons. La
perte du breuvage n'avait aucune importance ; pas plus que la tache sombre maculant
ses chaussures. Le bas de son pantalon était aussi trempé. Non,
ce qui l' énervait le plus, c'était que ce geste maladroit lui
révélait une nervosité incompréhensible. "
Ce satané Ko fait encore effet sur moi, même quand il n'est plus
là ", pensa-t-il. Aussi, pour se prouver qu'il conservait une certaine
maîtrise de lui-même, il s' obligea à ne pas se précipiter
pour répondre. Le téléphone était posé sur
une table basse au centre d'un tapis chinois. Il retira ses chaussures, son
pantalon et s'y dirigea.
Mais à peine fit-il un pas sur le tapis qu'il poussa un cri. Un morceau
de verre qui avait sauté jusque là, venait de pénétrer
profondément dans son talon. Bordel ! En reculant trop vite, il trébucha
et tomba à la renverse. Le morceau de verre qui lui entailla le dos était
bien plus vicieux que le premier. Il s'agissait du fond de la carafe, presque
intact, comme un couvercle de bocal hérissé de dents de requin.
Une bonne minute lui suffit cependant à reprendre ses esprits. Lorsqu'il
se releva, le fond de la carafe resta fixé à son dos, comme un
hublot absurde. Et -bien sûr-, le téléphone avait cessé
de sonner. La douleur vive envahissait son esprit, lançant ses irradiations
sournoises le long de sa colonne vertébrale.
Chapitre
3
Anna-Line et Eric
( Fu, Meng )
I
Aline ne se réveilla
pas avant seize heures et quart. Elle mit quelques secondes à comprendre
où elle se trouvait. Le plafond était anormalement bas, la lumière
trop abondante et inhabituellement saumonée. Tout cela, associé
à son identité usurpée, lui donna l'impression d'avoir
été projetée dans un autre monde. Et elle se sentait prête
à en accepter l'idée quand elle comprit qu'elle se trouvait à
l'hôtel et non chez Hughes ou chez elle. Elle eut soudain une violente
envie de fumer une cigarette. Mais elle n'en avait pas. Elle avait décidé
d'arrêter après sa rupture avec Louis. Le sacrifice représentait
une forme de pénitence ; elle le savait. D' autant plus que quitter Louis
n'avait constitué que la première de ses trahisons envers lui.
C' était sa faute après tout! Face à un homme aussi mystérieux,
on peut toujours trouver une raison -ou l'imaginer- de le tromper. Il suffit
de combler les vides, les zones d'ombre, par des reproches plus ou moins justifiés.
Le reste coule tout seul. Surtout lorsque quelqu'un vous aide.
Et le moins qu'on puisse dire, c'est que Hughes l'avait aidé ! Pour un
ami de Louis, Aline lui avait trouvé une certaine férocité
lorsqu'il lui avait révélé la véritable activité
de son mari. Bien qu'elle soupçonnât que certaines accusations
soient exagérées, Aline n'avait eu aucune difficulté à
les croire. Malgré un an de vie commune, Louis était resté
un mystère pour elle. Il s'absentait souvent. Lors des discussions entre
amis, il lançait parfois une phrase incompréhensible. Et bien
qu'ils ne fussent pas réellement mariés, il insistait pour que
leur couple soit présenté comme tel. Si elle avait le malheur
de l'interroger sur ce point, il ne se mettait pas en colère. Mais, sans
même user d'un regard noir, il était capable de glacer l'atmosphère
en changeant imperceptiblement son attitude.
Elle détestait ces moments, rares heureusement. Les gestes de Louis semblaient
alors comme ralentis. Il était un peu plus silencieux aussi. Une menace.
voilà ce qu'elle ressentait lorsqu'il " faisait sa crise ". Oh, il
ne l'avait jamais frappée. Mais pour elle, c'était pire. Car elle
se sentait alors comme une criminelle dont un juge distrait aurait oublié
le dossier. Ou comme une chrétienne qui ne se confesse jamais : chaque
jour d'impunité supplémentaire aggrave la sanction finale, la
pénitence.
La fuite n'avait cependant pas résolu ce problème. Elle lui permettait
tout au plus d'échapper un moment encore, à l'Inquisition, mais
pas à cet intense sentiment de menace.
Qu'il aille au diable, pensa-t-elle. Puis elle regarda la curieuse petite boite
en Plexiglas sur la table de chevet. Elle contenait deux lentilles de contact
colorées, baignant dans un liquide clair. Ces deux petits yeux glauques
et monstrueux l'accusaient. Elle se leva et entra dans la salle de bain exiguë.
Ignorait-elle que l'eau n'a pas le pouvoir de laver les fautes ?
Elle examina ses sourcils dans la glace. Epais et sombres, hier encore, ils
ne dessinaient plus qu'une fine ligne blonde. Hughes avait veillé à
ce qu'aucun détail ne soit omis.
Quand elle eut pris une douche bouillante, la vapeur rendit l'air pénible
à respirer. Aussi ouvrit-elle une lucarne et y passa la tête. Dehors,
son attention fut attirée par une rutilante Porsche noire, sur le parking
de l'hôtel. Mais malgré le standing modeste du lieu, elle ne s'en
étonna pas. Après tout, les hommes sont capables de bien des sacrifices
pour obtenir un bolide au dessus de leur moyens.
Lorsqu'elle regagna sa chambre, une envie curieuse lui fit remettre la perruque
blonde. Avec soin, elle mit aussi les lentilles vertes. Gadgets et postiche
ne la rendait pas plus belle -pour autant qu'elle en ait eu besoin- ; mais se
sentir différente lui plut assez. Il était trop tard pour penser
à déjeuner, trop tôt pour dîner, alors elle descendit
au bar pour prendre un café.
Le barman discutait avec un jeune homme élégant. Aline veilla
à s'installer suffisamment près, gardant juste la distance nécessaire
pour ne pas éveiller une curiosité trop franche. Lorsqu'elle avait
pénétré dans la salle, le jeune homme l'avait dévisagée
avec une certaine indécence. Mais, travestie, dans un hôtel qu'elle
ne connaissait pas et dont elle partirait le jour même, elle ne pouvait
deviner que le jeune homme se trouvait là pour elle. Sans compter que
dévisager les femmes est le sport préféré des hommes
dans les bistrots ; même (surtout ?) quand l'ivresse les a investi. Les
piliers du comptoirs épient les femmes qui entrent, et celles qui passent
dans la rue sont attentivement scrutées par la faune, souvent plus jeune
et plus riche, des terrasses.
Un téléphone sonna, derrière le comptoir. Le serveur attendit
d'avoir servi son café à Aline avant de répondre. Très
vite il posa sa main sur le combiné et s'adressa à elle.
- Anna Chenal ? C'est pour vous.
En prenant le combiné, elle ne remarqua pas que le jeune homme venait
de sortir un bloc-notes gainé de cuir, et se mettait à écrire
avec fébrilité.
II
Eric nota tout
ce qu'elle put dire, y compris les phrases les moins compréhensibles.
Car il savait que Henri était capable de tirer des informations de tout,
même d'un dialogue ainsi amputé d'un correspondant. Cependant,
lorsqu' Aline-Anna parla de son départ à son interlocuteur, il
rangea le calepin, paya le barman, et quitta le bar en cherchant à ne
pas se montrer trop pressé. Il parvint, ce faisant, à garder un
air naturel et fut heureux de constater en sortant que la femme raccrochait.
Ainsi, la demi-conversation s'achevait sans qu'il en ait perdu une trop grande
part. Mais cela ne suffisait pas. Il alla s'installer au volant de la Porsche
et décida d'attendre la femme pour la suivre.
A Paris, les possibilités pour se déplacer sont nombreuses. Alors
il se demandait ce qu' elle choisirait. Hier soir, alors qu'il guettait devant
l'immeuble de Feldmeyer, il l'avait vu sortir au milieu de la nuit. Un taxi
l'attendait depuis près d'un quart d'heure. Discrètement, la vitre
baissée, il avait pu entendre le nom de hôtel où la femme
désirait être conduite. Tout simplement.
Alors, il espérait qu'elle allait à nouveau faire appel à
un de ces sillonneurs de capitales. Il n'avait plus qu'à patienter.
Maintenant, il regrettait d'avoir pris la Porsche. Pour une filature, on peut
trouver plus discret... Pourtant, intuitivement, sans qu' il puisse se l' expliquer,
il pressentait que cela ne constituait pas une erreur, mais un éventuel
atout pour la suite.
Alors qu'il allumait une Marlboro, elle sortit de hôtel. Il regarda autour
de lui, mais ne vit pas de taxi. Surpris, il était sur le point de se
baisser lorsqu'il vit qu'elle se dirigeait vers lui. Abandonnant cette idée,
il reprit le contrôle de lui-même et arbora un sourire commercial.
Anna contourna la voiture par la droite et lui fit signe d'ouvrir la portière
passager. Il s'exécuta. Avant même d'avoir prononcé un mot,
elle était assise à ses cotés.
- Vous me déposez ? demanda-t-elle ; son ton était à la
fois doux et autoritaire.
- Bien entendu, s'entendit répondre Eric, comme dans un rêve. Et
il mit le contact.
- Je vous indiquerai le chemin. Pour l'instant, nous allons dans le quinzième,
vers la Motte-Piquet.
- ...
- Le barman m'a avoué que vous l'aviez questionné sur moi.
- Il m'avait donné l'impression d'être discret. J'ai dû me
tromper. Peut-être un petit billet aurait été de rigueur.
- Non. Je ne crois pas. Il ne m'aurait rien révélé si je
ne l'avais pas interrogé à mon tour.
- Oh, je vois.
- Non, vous ne voyez pas.
- Vraiment ?
- Le feu rouge. Je veux dire, vous ne l'avez pas vu. Ne soyez pas nerveux.
- Excusez-moi.
Mais il ne risquait pas de retrouver son calme car Anna se blottit contre son
épaule et posa tendrement une main contre sa poitrine. Il se concentra
alors sur la conduite afin de ne pas faire de nouvelle bourde.
- Je m'appelle Eric, se présenta-t-il en s'efforçant de ne pas
perdre sa contenance. Mais ses regards un peu trop rapides et fréquents
dans les rétroviseurs trahissaient son trouble.
- Et moi Aline... ou Anna, comme vous préférez.
Puis, brusquement, elle reprit une position moins aguicheuse sur son siège.
En jetant un bref coup d'il, il vit qu'elle tenait le bloc-notes à
la main. Il ne fit rien pour le reprendre.
- Vous êtes toujours aussi méticuleux ? demanda-t-elle après
l'avoir inspecté. Il se contenta de hausser les épaules en fixant
la route devant lui. Alors elle prit le paquet de cigarettes et en sortit une
avant de demander :
- Vous permettez ?
- Allez-y.
Elle inspira une longue bouffée, en priant pour ne pas tousser. Cela
faisait si longtemps ! Elle jubilait. Pouvoir -enfin- se sentir maîtresse
de la situation lui procurait un sentiment de jeunesse. Tout pouvait arriver.
Un corps d'emprunt, un nom d'emprunt, un inconnu charmant : une véritable
cure de jouvence. En même temps, elle sentait une forme de responsabilité,
face aux perspectives de l'instant. Il ne fallait pas gâcher les potentialités
par une maladresse, ne révéler que le strict nécessaire
-et pas forcément la vérité-.
III
Après tout,
elle ne connaissait pas grand chose de l'affaire. Hughes ne lui disait pas tout.
Plusieurs étapes s'étaient succédées, pour faire
de sa trahison une aventure. La libération avait fourni le premier acte
de la pièce. Il avait suffi de quelques mots de Hughes pour qu'elle quitte
Louis. Le deuxième acte, prolongeant naturellement le premier, aurait
pu s'intituler la manipulation. Par Hughes, encore.
Le dernier acte restait à écrire ; mais cette fois, elle abandonnerait
ce petit rôle d'intriguante sous contrôle. Je dois participer au
drame. Hughes aura une belle surprise quand il ouvrira les yeux. Oh ! Le troisième
acte ne sera pas la Rébellion. Trop facile. Révélation
sera plus juste...
- A quoi pensez-vous ? demanda le jeune homme. Le silence prolongé de
sa passagère l'inquiétait.
- A vous.
- Ce que vous savez de moi pour l'instant...ce...ce n'est pas vraiment moi.
Enfin, je veux dire... d'habitude, je ne suis pas les femmes ainsi.
- Parce que vous me suiviez ? Le barman m'a juste précisé que
vous l'aviez harcelé de questions à mon sujet.
Anna-Line replongea dans un mutisme troublant. Mais cette fois, une autre motivation
le provoquait. Sans vouloir le reconnaître, le fait que le jeune homme
s'intéressa à elle pour mener une filature, la vexait. Mais, bien
vite, cette pensée la quitta. Après tout, il lui revenait d'exploiter
la situation à son avantage. Peu importaient les raisons qui avaient
conduit le jeune homme à manifester sa curiosité.
Sans la naïveté désarmante d' Eric -réelle ou simulée-,
jamais elle n'aurait osé monter dans la voiture. Maintenant, elle se
sentait investie d'une mission, d'une responsabilité. L'instant lui semblait
tangible, palpable. Il lui revenait de l'exploiter à sa guise. Toutefois,
elle se contenta, dans un premier temps, d'indiquer le chemin à son chauffeur
inconnu.
Bientôt, Eric put garer le bolide dans le parking privé de l'immeuble
d' Anna, rue de l' Abbé Groult. Lorsque la lourde porte coulissante se
referma derrière lui, il eut l'impression d'avoir pénétré
dans un château médiéval. Le pont-levis venait d'être
dressé. Impossible de battre en retraite.
Quand elle remarqua le trouble d'Eric, Aline lui sourit, avant de lui proposer
un verre. De toute façon, il n'avait pas le choix.
L'appartement
d' Aline était coquet, mais sans chichis. Il témoignait d' un
goût sûr. La place de chaque objet avait du être choisie avec
autorité. Il eut tout le loisir d'observer le salon, car elle l'abandonna
pour aller se changer. De nombreux posters sous verre décoraient la pièce.
Photos, reproductions de tableaux et dessins se disputaient les murs. Toutes
les tailles, tous les styles et les teintes s'unissaient, sans qu'Eric put y
déceler un ordre précis. Ce chaos d'images possédait-il
un langage secret ?
Un dessin en noir et blanc attira particulièrement son attention. Il
représentait Aline, nue -plus svelte et brune, semblait-il -, à
genou. Dans ce demi-profil, sa main gauche reposait sur un talon, l'autre se
perdait dans la longue chevelure sombre. En s'approchant, il fut surpris de
constater que le portrait n'était pas constitué de traits classiques.
Une foule de minuscules personnages, invisible de loin, composait l'ensemble.
Il s'éloigna ensuite, tout en fixant l'image. Les petits êtres
disparaissaient, happés par la silhouette d'Aline. Etrange, pensa-t-il,
qu'un artiste aussi doué n'ait pas signé son uvre.
Il aurait aimé examiner consciencieusement chaque poster, mais leur nombre
était impressionnant. Toutefois, il remarqua un autre dessin qui devait
être l'uvre du même graphiste que le portrait d'Aline. Mais
cette fois, plutôt que de petits personnages, il était question
de lettres entrelacées. Elles dessinaient une bâtisse importante
; une maison bourgeoise assez semblable à celle de Henri. Il recula encore
pour voir la magie s'opérer. Les fines lettres s'évanouirent.
Et au moment exact où Aline le rejoignait dans le salon, il se dit que
décidément, cette bâtisse ressemblait fort...
IV
...à la
maison d' Henri. Mais cette pensée lui échappa. Aline constituait
un sujet d'étonnement plus direct. Maintenant brune, ses yeux sombres
brillaient, et le fixaient avec une intensité déroutante. Désir
? Perfidie ? Eric n'arrivait pas à interpréter ce regard.
Aline avait longuement hésité dans la salle dans bain avant de
se résoudre à quitter son déguisement sophistiqué.
Une intuition l'avait avertie qu'elle tirerait plus de plaisir à séduire
le jeune homme sous ses vrais traits -pour autant qu'ils existent-. Alors elle
avait retiré les lentilles vertes, la perruque. Après sa toilette,
alors qu'elle s'apprêtait à se maquiller, elle se dit que quelque chose
n'allait pas. Le miroir mentait. Elle ne voyait pas d'autre explication. Il
lui fallut un moment pour s'apercevoir de la raison de son trouble : ses sourcils
décolorés faisaient survivre une part d' Anna dans Aline... Alors,
elle prit un crayon noir et les fonça. Le geste portait son poids de
paradoxe : par un artifice elle cherchait à faire resurgir la vérité...
Aussi, la difficulté qu'éprouvait Eric à interpréter
ce regard, avait une bonne raison d'exister. Elle venait de l'inquiétude
d'Aline de décevoir le jeune homme. La conjugaison de cette crainte et
du désir de garder sa contenance aurait pu lui donner un air ridicule.
Celui que procure l'entêtement du fou. Et justement, Aline se disait que
si Eric se prenait à rire, elle deviendrait folle. Mais pour séduire,
il faut toujours prendre le risque d'être humilié.
Eric, lui, à cet instant précis, n' avait pas conscience de son
pouvoir total de destruction sur la femme qui lui faisait face. Tout aussi troublé
qu'elle, il entama maladroitement :
- C'est bien vous, alors, sur le dessin. Puis il esquissa un geste vers le poster.
Elle sourit mais ne répondit pas. Rassurée, elle se dirigea vers
le bar en bambous.
- Vous prendrez quelque chose ? Tequila ? Whisky ? Porto ?
- Oui, je veux bien un porto, répondit-il timidement.
Installés sur le canapé, à une distance encore respectable,
ils levèrent leur verre pour trinquer délicatement. Rien ne vaut
des gestes familiers pour rompre les tensions.
- Aux rencontres inattendues, proposa-t-elle.
- Aux rencontres, reprit-il simplement, comme pour la corriger.
Ils burent une première gorgée, sans se quitter des yeux. Eric
se sentait davantage pris au piège. Mais pas du lieu, ni même de
la situation. Non, il était esclave d'un rôle, celui d' un beau
jeune homme courtisant une femme d'âge mûr. Cela génère-t-il
véritablement un rôle ? Il n'aurait pu le jurer. Car quand on joue
un personnage, on dispose d'une large marge de manuvre. Là, la
situation possédait une dimension archétypique, impliquant des
gestes bien précis ; et non l'usage d'une quelconque liberté.
Il se voyait accomplir un rituel dont il n'avait pas le secret.
Aussi, dès qu'ils eurent posé leurs verres, il s'agenouilla auprès
d'elle, fit remonter jusqu'au genoux la robe d'Aline. Sa tête disparut
bientôt dans les limbes, avant d'être couverte, à travers
le tissu, par les mains de la femme ravie.
Chapitre
4
La vue de Louis
( Guan )
Est opus occultum veri sophi aperire terram ut germinet salutem pro populo.
I
Je dois absolument
reprendre le contrôle. Il est évident que l'essentiel du problème
m'échappe. Que Hughes se soit servi d'Aline pour me manipuler est une
chose, mais le mystère se pose ailleurs. Ce matin, la fatigue a joué
contre moi. Quoique la discussion avec Hughes ait pu endormir sa vigilance.
Un bon point.
Reprendre le contrôle.
Et surtout cesser de considérer comme vraies des hypothèses. Reformuler
la question. Partir sur de solides bases. Respirer. Prendre le temps. Retrouver
la technique. Bon sang ! Je ne suis pas un décodeur, mais un crypteur.
Pourquoi est-ce si obscur, alors ? La situation est codée ? C' est moi
qui devrait coder!
Reprendre le contrôle.
Et peut-être l'ai-je fait, après tout. Le codage parfait. Celui
qui échappe à son créateur. J'ai réalisé
le cryptage parfait. Non, non, pas de prétention. Disons, j'ai réalisé
un codage subtil. Et comme je ne peux pas croire que je m'y suis laissé
piéger moi-même, je peux supposer qu'il existe une raison à
cela.
" A vous,
il a été donné de connaître les mystères du
royaume de Dieu, mais aux autres je parle en paraboles afin qu'ils voient sans
voir et entendent sans comprendre. " Luc 8.10.
Au mieux.
" Pour confondre
les sages, Dieu choisit ce qui est absurde dans le monde. " Cor 1.27.
Au pire.
Et comme je code, il faut toujours s'attacher au pire... et reprendre le contrôle.
Alors résumons sans commenter. J'insiste sur ce point. Car truffer un
résumé de remarques est le meilleur moyen de perdre le sens du
texte.
J' écris
un roman ésotérique. Je ne me rappelle plus de ses sujets, réels
ou cryptés. Je n'en connais que le début (le dialogue), et le
titre (le manuscrit volé). Cela, c'est une base assez solide, des hypothèses
de bases. Les hypothèses complémentaires sont moins fiables :
une partie du manuscrit a été dérobée cette nuit.
Hughes et Aline ont orchestré le vol. Bien.
D' après le titre, il semble que je savais que le vol aurait lieu. La
question devient alors : comment ai-je pu parvenir à oublier volontairement
certains éléments aussi finement choisis, de ma mémoire
? Aucune drogue au monde n' a le pouvoir de faire cela. Mais, en définitive,
si c'est bien moi qui ai manipulé le jeu à ce point, tôt
ou tard, je le saurai. Un passage secret me permettra de rejoindre l'édifice.
Louis Feldmeyer s'assura que personne ne l'espionnait, puis gagna son bureau. Contre trois des murs se dressaient des étagères encombrées de livres. Un ouvrage emplissait chaque interstice, et nul classement ne semblait ordonner le tout. Pour Louis, cette bibliothèque représentait l' Encyclopédie Idéale. Qu'on lui fasse remarquer qu'elle manquait d'exhaustivité et il aurait rétorqué que l'incomplétude était force. Qu'on se moque de l'absence d'ordre, de classement, et il aurait disserté sur le plus grand réalisme de ce magma de sens. Ainsi, il voyait sa bibliothèque comme une réplique miniature de l'univers, chaotique, incomplète, et infinie. Pour expliquer cette conviction, il aimait conter une controverse qui enflamma le milieu scientifique : le symbole mathématique de l'infini. Le débat portait sur la nécessité ou non de fermer le petit huit couché. Argument des uns, on peut suivre indéfiniment le trait du huit fermé. Argument des autres, la clôture du huit constitue une limite, un cercle vicieux, dans lequel l'infini ne saurait être logé.
Il eut un regard
distrait sur les deux feuillets posés sur la table, près de la
machine à écrire. Il se dirigea ensuite vers un des trois pans
de la bibliothèque et donna un coup, avec la paume de la main, sur un
des ouvrages. Il fit de même sur un autre pan, puis sur le dernier. Un
déclic se produisit alors. A genou, il retira une des lourdes planches
décorées au pied de la bibliothèque, mettant à jour
une série de dossiers épais, classés par ordre chronologique.
Son idée était que s'il s'était lui-même caché
le sens de son dernier ouvrage, il avait dû laisser une clef quelque part
; peut-être dans les notes de son précédent travail. Il
prit donc le dernier dossier.
Celui-là n' avait pas l' épaisseur des autres, il avait l'air
tout à fait vide. Et le titre ! Le titre annonçait :Le
manuscrit volé.
Il l'ouvrit quand même, et vit...
II
...un paysage de montagne. Sur les pentes enneigées, les skieurs avaient l'air de petits insectes sombres. Au pied des pistes, les chalets formaient une ligne de bunkers. Il retourna la carte postale et lut à haute voix :
" Cher Louis,
voilà, j'y suis ! Cela faisait un an que je désirais me rendre dans une
station de ski. Je m'ennuyais trop à Lille, comptant les jours. Ma vieille
voiture a bien failli me lâcher en route, pour un problème de circuit
d'eau ; j'ai dû ouvrir le capot, moi qui déteste la mécanique
! Enfin, j'y suis arrivée et maintenant, je peux savourer l'instant.
Je t'embrasse,
Sophia. "
La lettre provenait de Mégève. Le cachet de la Poste indiquait
la date du onze février de l'année en cours.
Louis se mit à
rire. Sophia n'existait pas davantage que la belle Anna.
" Donc, je reprends le contrôle. " Il sortit un briquet de sa
poche, déchira la carte et la brûla dans un cendrier. Après
avoir fermé la niche secrète, il s'assit à son bureau et
sortit un petit tournevis d'un tiroir. Il ne doutait nullement de ce qu'il trouverait
en démontant le capot de la vieille machine à écrire. La
clef, -au sens propre- était bien là. Elle ouvrirait la consigne
365 de la gare du nord. La seule inconnue de l'équation : ce qu'il y
trouverait. La limpidité du codage lui permettait effectivement de "
savourer l'instant ".
Station = gare.
Vieille voiture avec un problème d'eau = vieille machine avec un problème
d' " o ". Confirmation par le mot " mécanique ".
Compter les jours = un an = 365.
Lille = (gare du) nord.
Sophia = la Sagesse, la connaissance.
Mais soudain,
il eut un doute. On ne peut pas laisser un objet dans une consigne pendant sept
mois ! Encore une fois, il comprenait combien il était plus apte à
crypter qu'à décoder. Cependant, il sentait qu'il cheminait sur
la bonne voie. La personne qui a envoyé cette carte, l' a fait sur mes
recommandations. Il est tout à fait possible que je lui ai demandé
de déposer un colis à la consigne à une date précise.
Il reste à espérer que les serrures n'ont pas été
changées depuis cette date.
Au fond de lui, pointait la certitude que si c'était le cas, il aurait
prévu un plan de secours. Bien sûr. Dans trois jours, cela fera
sept mois que la carte a été envoyée. A sept heures précises
du matin, il y aura quelqu'un à la consigne ( Louis basait toujours ses
plans de secours sur le chiffre sept).
En revissant le
capot, Louis se souvint de la raison qui l'avait poussé à se procurer
cette machine. Aucune nostalgie, aucun snobisme, aucune peur de la technologie
n'en étaient la cause. La sécurité de son travail justifiait
une méfiance profonde à l'égard de tout appareillage sophistiqué.
Même pour un crypteur de son niveau, l'outil informatique présentait
des risques d'espionnage non négligeables.
Tout en examinant la clef, il pensa à Aline. Un élément
de son propre cryptage avait bien failli lui échapper. Car à supposer
qu'il était bien l'instigateur de cette vaste machination, le plan datait
d'au moins sept mois.
" Il faut que je la rencontre à nouveau, qu'elle soit ou non de
mon coté. "
Une grande lassitude l'envahit aussitôt. Il baissa les yeux vers le clavier,
l'esprit vide. Sa gorge se nouait sans qu'il puisse déterminer l'origine
de sa tristesse. Il appuya son front contre le capot de la machine et resta
ainsi, immobile et silencieux, un long moment, comme fasciné par la danse
de sentiments confus. Vague est la peine, parfois.
Vers dix-sept
heures, il descendit au deuxième étage et frappa. Un adolescent
à l'épaisse chevelure noire lui ouvrit.
" - Bonjour monsieur Louis ! entama-t-il gaiement.
- Bonjour Diego. J'ai encore un service à te demander. Trois billets
à la clef. Une heure maximum.
- J' suis partant.
- Il faudrait me rapporter le contenu d'une consigne de la gare du Nord. La
consigne 365. voilà la clef. Mais fais comme d'habitude, n'y va pas directement.
Il est possible que la clef ne fonctionne pas. Dans ce cas, reviens me prévenir
ce soir à vingt heures précises.
- O.K., j'ai pigé, monsieur Louis. "
Louis sortit trois billets et les remit au garçon. Il avait déjà
fait appel à lui pour de petites "missions" de ce genre. L'adolescent
présentait toutes les qualités requises pour cela. En particulier,
jamais il ne posait de questions.
Louis sortit acheter un journal. Car il sentait que sans une occupation, l'attente
du retour de Diego serait pénible. Mais en parcourant les titres, une
anxiété incontrôlable, proche de la terreur nocturne, annexa
son esprit. Le démon, confortablement lové dans son cerveau prenait
un mâlin plaisir à saper sa concentration. Forcé de cesser
sa lecture, Louis tenta de vider son esprit de toute pensée.
Et il y était presque parvenu lorsque Diego revint, à vingt heures
précises. Mais le jeune garçon n'avait rien trouvé. Evidemment.
Aussi, Louis lui proposa de recommencer le onze, à sept heures du matin.
- A sept heures précise, tu frapperas sept coups sur la porte de la consigne
365. Je pense que quelqu'un -probablement une femme- te remettra des documents.
Si elle hésite, remets lui la clef que je t'ai confiée.
III
Ce soir là,
Louis Feldmeyer ne trouva pas le sommeil. Ses craintes ne portaient pas sur
la mission confiée à Diego. Si Louis avait soupçonné
le moindre danger, jamais il n'aurait envoyé l'enfant. Non, sa peur concernait
le cadeau empoisonné que ne manquerait pas de lui ramener son messager.
Car pour l'heure, il n'avait pas encore tout à fait repris le contrôle.
Pire, tout cela lui semblait un peu vain. Cependant au fond de lui même,
il savait pertinemment d'où provenait ce sentiment de lassitude. Il y
avait la solitude. La veille encore, une femme avait couché avec lui.
Ou plutôt deux...
Il y avait la peur, aussi.
Il y avait l'épuisement, enfin. Et la fatigue est d'une telle sournoiserie
! Trop intense, elle est capable de tuer le sommeil. Pour susciter quelques
plaisirs, la nature a inventé de tels supplices !
Louis se releva pour écrire, car il ne faisait jamais taire ses furieuses
envies de coder. Assis, nu, devant son bureau, il tapa :
Plus que toute
autre chose,
Je suis Un et Divers,
Je suis ce qui me définit, complexe.
Mes cinq corps s'accordent et s'opposent.
Fils unique d'une famille nombreuse.
Territoire banni dans l'interdit
Du commun des mortels.
De la marche je tire mon conformisme, envie paresseuse.
Tu sens que je m'échappe, alors que tu me cherches,
Rebelle et revêche :
Reptilien petit python.
Ne te dresse pas contre mon nom, ami.
Car désormais je me figure,
Que si je suis
Ce qui me définit,
Ce texte décrit en toutes lettres :
Mon Maître.
Louis, satisfait de son énigme, se prit à regretter de ne pas
avoir d'élève, de disciple. Il faudra que j'y songe. Mais me le
permettront-ils ?
Chapître
5
Fuite
( Da Zhuang )
I
Eric se leva en
silence ; toute son attention portait sur la respiration d'Aline. Il ramassa
ses vêtements et passa au salon. Là, il fouilla le sac à
main. Il récupéra son calepin, ainsi qu'une boite de pellicule
photographique. Il s'empara aussi de la carte magnétique qui commandait
l'ouverture de la herse du garage.
Une fois sur le seuil de la maison, il se sentit coupable. Car si sa conscience
lui ordonnait de fuir, son sexe lui rappelait avec force et insistance la chaleur
des étreintes de la soirée. Aline avait fait preuve d'une telle
fougue. Une fougue dont seules sont capables les femmes d'âge mûr,
quand elles couchent avec un jeune homme.
Aussi, il prit une feuille dans son calepin et nota : " Pardonne-moi, je
t'appellerai ".
Mais cela ne convenait pas. Il le déchira. Il essaya encore :
" A bientôt ". Puis il inscrivit son numéro.
Et fut satisfait.
Un fois sorti de l'immeuble, au volant de la voiture de Henri, il prit le temps
de glisser la carte magnétique dans la boite au lettre de la femme. Un
petit geste. Il hésita même à y déposer la pellicule.
Fouiller le sac d'une dame est tellement vil ! Son admiration pour Henri fut
peut-être ce qui l'en empêcha. Car avec le calepin -sûrement!-
et les photos -qui sait?-, Henri aurait matière à décrypter.
Et surtout, il serait fier de son jeune protégé. Mais à
cette pensée, comme souvent, Eric fut tiraillé par des pensées
contradictoires. D'un côté, il aimait satisfaire Henri, malgré
la rareté de ses compliments. De l'autre, Eric savait que tôt ou
tard, sa dévotion freinerait sa propre évolution.
Ces petits assauts de révolte envers son "maître" n'avaient
rien de fréquents. Ils surgissaient lorsque Eric se sentait contraint
à des actions en désaccord avec sa morale, ou, tout au moins,
avec ce qu'il percevait comme étant sa morale...
Le lendemain,
vers quatorze heures, il rejoint le manoir de Henri. Les sentiments de culpabilité
et de révolte s'étaient éteints durant la nuit, par bonheur
égarés dans un songe. Ils avaient cédé la place
à une joyeuse excitation. Qui ne dura pas.
Lorsqu'il entra dans le salon, Henri gisait sur le canapé, allongé
sur le ventre, livide, en peignoir. Sa pâleur contrastait avec les poils
sombres d'une barbe naissante. Eric ressentit subitement un effondrement irrationnel
et sans objet, une rupture insolite dans ses neurones.. Voulant s'enquérir
de la santé de son mentor, il ne parvint à prononcer qu'un laborieux
:
" Hen...
- Ce n'est rien, j'ai juste eu un petit accident hier. Rien de grave. "
C'est à cet instant que Eric vit la tâche sombre au coin du tapis.
La réponse de Henri, d'apparence anodine, le choquait profondément.
Il y voyait le mensonge, le refus de lui révéler une vérité
trop dure. Aussi, derrière l'inquiétude, la rébellion faisait
un retour en force.
- Tu ne veux pas me dire ?
- Ne me fatigues pas. J'ai passé la moitié de la nuit aux urgences,
à attendre qu'on veuille bien me recoudre le dos. Et toute la matinée
à patienter jusqu'à ce que Francis vienne me chercher.
Il avait prononcé ces mots avec un ton si dur, qu' Eric renonça
à en apprendre plus pour le moment. Voyant le trouble du jeune homme,
Henri s'adoucit un peu.
- As-tu trouvé quelque chose ?
- Oui. J'ai retrouvé la femme qui était chez Feldmeyer. Aline
de Hautefort, bien qu'elle se soit fait appeler Anna Chenal. Et, si le labo
photo est prêt à fonctionner, j'ai aussi des clichés qui
pourraient être intéressants.
- Assieds-toi et racontes-moi tout en détail, dit-il de sa voix la plus
grave, la plus charismatique.
- Eh bien, je l'ai retrouvée dans un hôtel, à Montrouge.
Elle y a reçu un appel, j'ai pu noter la conversation (il posa le calepin
sur la table basse, à côté du téléphone). Ensuite,
nous sommes allés chez-elle, à Paris. Un bel appartement, dans
le quinzième.
- Tu lui as parlé ?
- Oui... Les choses se sont faites comme ça, je n'y peux rien.
Eric ne voulait pas avouer les conditions réelles de leur rencontre.
Mais il savait que Henri, le décrypteur, n'aurait aucune difficulté
à en deviner bien plus que ce qu'il consentirait à en révéler.
D'ailleurs, Henri poursuivit lui-même.
- Tu as couché chez elle.
- Oui. Mais, je suis parti au milieu de la nuit. Si j'étais resté,
le matin, je n'aurais su quoi faire.
- As-tu commis une erreur ?
- ...
- Quelle erreur as-tu commise ? Il vaut mieux que je sache.
- Mais je ne sais pas ! Peut être des milliers, peut être aucune!
Eric avait encore l'impression qu'un piège se refermait sur lui. Une
douleur apparut dans sa gorge, de celles qui précèdent les larmes.
Du coup, Henri repris avec une fermeté teintée de précaution
:
- Et si il ne devait y en avoir qu'une ?
Eric resta silencieux quelques secondes. Puis...
- Elle a vu le calepin.
- Bien.
- Bien ?
- Oui. Ce n'est pas si grave. Elle n'a rien appris d'important. Cela ne constitue
pas une information nouvelle de relire un dialogue que l'on vient soit même
de mener.
- Mais elle sait que je l'espionnais.
- Aucune importance. A condition que tu ne lui aies rien appris de plus.
- Mon prénom.
Henri voulut hausser les épaules, mais il grimaça soudain de douleur.
Reprenant son souffle, il mit la main sur le calepin et marmonna :
- Demandes à Francis de me préparer un petit déjeuner copieux.
Qu'il me l'apporte ici. Occupes-toi des photos pendant que j'étudie ça.
- Tu es certain que tu ne préfères pas te reposer un peu ? demanda
Eric. Henri lui jeta un regard noir, et le jeune homme leva les mains en signe
de capitulation.
Quand Eric eut quitté les lieux, Henri lut le demi dialogue :
- Oui, tout s'est
bien passé. J'ai les photographies.
- ?
- Comment a-t-il réagi ?
- ?
- Tu es sûr qu'il ne m'a pas reconnu ? Par moment je me suis demandé
si...
- ?
- Non, pas ce soir. Il faut que je me remette. Ça n'a pas été
facile.
- ?
- Si, tout a bien marché. Mais je suis persuadée que tu comprends.
- ?
- Deux ou trois jours. Pas plus.
- ?
- Je rentre chez moi, Hughes. D'ici là, ne m'appelle pas.
- ?
Tout comme Eric
l'avait prévu, Henri n'eut aucun mal à reconstituer l'essentiel
du dialogue. Seuls certains éléments restaient obscurs. Mais,
précisément par leur mystère, ces facteurs inconnus apportaient
leur lot d'information.
Henri voulut se lever pour noter ces indices, mais la douleur eut raison de
son envie. Alors il se contenta d'arracher une page du calepin pour y inscrire
ses trouvailles.
D'abord, Aline de Hautefort connaissait (ou connaît) Feldmeyer, comme
en témoigne sa crainte d'être reconnue. Ensuite, elle a une liaison
avec Hughes. Une "liaison faible", inscrivit Henri, puisqu'il ne vivent
pas ensemble. Enfin, sa présence chez Louis Feldmeyer relevait de la
mission. Mais pour en savoir davantage, il lui faudrait attendre le développement
des photographies dérobées par Eric.
Le talon de Henri -sept points de suture- se mit à le lancer. Il serra
les dents. Une sueur froide fit glisser un frisson le long de sa colonne vertébrale,
réveillant la seconde blessure -plus de points de suture que l'on peut
en compter-. Il ferma les yeux et écrasa son visage dans un coussin,
attendant l'armistice.
II
Eric était
stupéfait de voir avec quel soin Aline avait mitraillé la salle
de travail de Feldmeyer. Les pans de la bibliothèque, la vieille machine,
le bureau, les deux feuillets du "Manuscrit volé", et même
la page du titre, se retrouvaient tous sur trois clichés chacun. Au final,
il pouvait compter douze images différentes. Il lui fallut donc du temps
pour venir à bout des trente six poses, d'autant plus qu'il décida
d'agrandir celles qui avaient capturé les écrits de Louis. A cet
instant, il comprenait qu' Aline avait pris ces clichés la nuit même
où il avait, lui, volé une page du manuscrit. Il reconnaissait
la position des feuillets sur le bureau ; et l'utilisation d'un flash trahissait
une activité nocturne.
C'est donc avec une fierté retrouvée qu'il descendit du labo pour
rejoindre Henri. Ce dernier ne travaillait plus, tentant de recouvrer quelque
force. Il parvint d'ailleurs à s'asseoir, en prenant garde à ne
pas appuyer son dos contre le dossier du canapé.
Interminable, pensa Eric.
Il contempla les clichés un par un. Après un long moment, il prit
un air perplexe, les posa, et fixa Eric dans les yeux. Le jeune homme, que l'attente
avait déjà troublé, se sentit paniqué.
- Peux-tu agrandir les clichés de la bibliothèque au maximum ?
J'aimerais pouvoir discerner au moins quelques titres. Tu passeras ensuite au
scanner les agrandissements. Répertories-les, le plus précisément
possible. Je m'occuperai moi-même de la reconnaissance de caractères. Ça suffira pour aujourd'hui.
Eric quitta la pièce sans un mot. La perplexité de son maître,
dont il n'avait jamais été témoin à ce jour, lui
déplaisait fort. Danger.
Henri voulait
être seul un moment, et cela constituait une bonne raison pour occuper
Eric. bien sûr, il tenait à ce que les agrandissements soient faits.
Mais pour l'heure, il s'agissait d'un prétexte à peine voilé.
Trop d'éléments contradictoires se heurtaient dans sa tête,
comme agités d'un mouvement brownien.
Malgré lui, il interprétait l'accident de la veille comme une
manifestation surnaturelle associée au passage du Ko. Il était
puni pour avoir oser masquer une petite part d'information au Ko : le fait qu'
Eric recherchait alors la mystérieuse inconnue. Et curieusement, il ne
tenait pas à racheter sa " faute " en livrant au Ko les nouvelles
informations glanées par le jeune homme. Sans savoir pourquoi ! Pire,
la conviction qu' un châtiment plus sévère encore l'attendrait
ne le poussait pas à faire volte-face. En cela, il ressemblait à
ces insectes qui, la nuit, foncent sur les lampes allumées, jusqu'à
se tuer.
Sauf que eux, ils ne sont pas conscients du danger ! Ils se trompent seulement
de cible. Et moi ? Me trompe-je de cible ?
Soudain, il eut le sentiment que la menace venait plus d'Eric que du Ko, et
cela ne le soulagea pas. La veille, le Ko lui avait expliqué pourquoi
il avait souhaité que seul le deuxième feuillet soit dérobé.
Mais là, sous ses yeux, il avait le titre du manuscrit de Feldmeyer :
" Le manuscrit volé ". Comment le Ko pouvait-il avoir deviné
qu' Eric n'aurait pas la curiosité de jeter un il sur le titre
et de le révéler à son maître ? Le mettait-il à
l'épreuve ? Tout de même, soutenir l'hypothèse d'une coïncidence
tenait de la folie. Mais, après tout, décrypter est un métier
qui ne souffre aucune déviance. Henri ne choisissait pas la matière
première ; cela incombait au Ko. Et si parfois, le résultat de
son travail lui faisait cottoyer des secrets monstrueux, la plupart du temps,
personne n'exigeait de lui qu'il comprenne ce qu'il traduisait. Ou plus exactement,
on souhaitait vivement qu'il ne comprenne pas.
Le rôle du Ko ne s'arrêtait pas là. Il consistait aussi à
surveiller le pouvoir de Henri. Car l'envie peut prendre un jour tout décrypteur,
de mentir. Un interprète, lassé du second plan, peut se mettre
à effectuer des traductions volontairement faussées. Depuis fort
longtemps, le Ko avait prévenu Henri que chaque document étudié
par ses soins, l'était aussi par un autre décrypteur. Si les conclusions
des deux différaient, de fâcheuses complications émergeraient,
l'avait-il mis en garde. Bien que Henri doutât que le processus existe
réellement, il se montrait docile et appliqué.
Mais là...
Là, rien ne fonctionnait comme d'habitude. En soupçonnant le Ko
d'être à l'origine de tout ce désordre, il aboutissait à
une contradiction : j'ai toujours respecté la règle, pourquoi
me mettre à l'épreuve. Eric ? Quels arguments ai-je pour l'accuser
?
Henri, à contrecoeur en fit la liste. Bien qu'il sache que des motivations
ténébreuses pouvaient présider ce réquisitoire,
chaque élément lui faisait mal.
Il y avait ces humeurs changeantes, depuis quelques temps.
Et ces mystères. Même s'il a couché avec Aline de Hautefort
(ce que Henri n'avait eu aucun mal à deviner), pourquoi a-t-il raconté
ses dernières missions de façon aussi évasive ?
Et ce parfum de révolte. La flaque assassine, dans son regard.
Il faut que je
m'entretienne avec le Ko. Faire machine arrière tout de suite. Le prévenir
que quelque chose de dangereux se trame. Ce n'est pas à moi d'arrêter
le processus, je ne suis qu'un décodeur !
Sans le savoir, le pauvre Henri venait de faire preuve d'une grande intuition,
compétence majeure de son art. On n'en attendait pas moins de lui. Péniblement,
il se leva, alluma l'ordinateur et se connecta sur internet/COMPUSERVE afin
d'envoyer un courrier eMail à destination du Ko.
Kosbox@well.sf.ca.fr
Il entra le message suivant :
HenMDypt. Révélations urgentes. Danger perceptible. Eric ?
III
Eric, à
l'étage, intercepta le message. Mais s'il put le lire, il ne parvint
pas à le stopper. Comment savoir si sa peine fut plus forte que sa colère?
Il acheva néanmoins son travail avant de quitter le chatel.
Un peu plus tard, Henri gagna la salle informatique pour étudier les
digitalisations des photographies de la bibliothèque de Feldmeyer. L'absence
d'Eric ne l'étonna pas. Au contraire, il fut soulagé de ne pas
avoir à assumer une confrontation. L' " accident " de la veille
avait épuisé ses réserves de courage -mais pas son talent-.
Il programma une macrocommande pour que l'ordinateur repère chaque forme
rectangulaire, y localise le titre pour y fixer des repères. Les repères
serviraient au logiciel de reconnaissance de caractères. La difficulté
de l'exercice tenait à la multiplicité des fontes. Une fois cela
effectué, il demanda à la machine d'imprimer tous les titre qu'elle
aurait pu détecter dans chacun des trois panneaux de la bibliothèque.
Malgré sa puissance de calcul, l'ordinateur mis plus d'une heure à
effectuer ces taches complexes. Henri se mit ensuite à lire les titres
des ouvrages, au fur et à mesure de leur impression. Son attention absorbée
par cette occupation, il n'entendit pas le premier...
IV
...coup de feu.
Il perçu cependant les trois autres détonations rapprochées
qui suivirent. Les battements de son coeur changèrent de tempo. Il se
leva si brusquement qu'il sentit son dos se déchirer, lui arrachant un
cri de douleur. Arrivé en claudiquant dans sa chambre, il fonça
vers une commode basse pour y prendre son arme. Mais elle ne s'y trouvait plus.
C'est alors que par la fenêtre, il constata le drame qui venait de se
dérouler sur l'allée centrale de la propriété.
La voiture du Ko était arrêtée, face à la maison.
Son pare-brise tenait encore, opacifié par un myriade de fragments étoilés.
Henri distingua nettement les quatre impacts de balles. En revanche, il ne put
voir le corps du conducteur qui, en toute logique, devait giser contre le volant.
Dans un tableau étonnamment symétrique, Eric, entre la maison
et la voiture, se tenait debout, immobile, hébété, un objet
sombre à la main. Le jeune homme chancela puis s'effondra sur le gravier
de l'allée. Cela fit comme un bruit de pas dans la neige: cronch. Henri
le perçut malgré le ronronnement du moteur de la berline, qui
continuait obstinément de tourner. " Le Ko aura été
abattu au moment exact où il changeait de vitesse ", pensa Henri.
Déduction logique de décrypteur. Et absurde. Car elle précéda
l'inquiétude pour la vie d'Eric.
Henri descendit le large escalier du manoir aussi vite que le lui permettait
son état. Dehors, il accouru auprès d'Eric et s'agenouilla. Francis,
déjà présent vit la tache de sang sur le dos...de Henri.
Eric, venait seulement de s'évanouir.
- Portes le à l'intérieur, je vais m'occuper de lui. Pendant ce
temps, tu rentreras la voiture du Ko au garage.
Francis ne broncha pas. Il se comportait comme si tout se déroulait normalement.
Ce petit homme, aux cheveux précocement blancs, jouait son rôle
d'homme à tout faire à la perfection. Homme à tout faire.
En ce jour, l'appellation revêtait une dimension prophétique. "
Je vais être bon pour creuser une tombe, une tombe sans croix ",
pensa-t-il nonchalamment en jetant un bref regard sur le pare-brise aux quatre
yeux ( c'est fou ce que le fait de côtoyer des décrypteurs rend
pertinent ).
Eric s'éveilla
sur le canapé où, quelques heures plus tôt, il avait trouvé
Henri. Ce dernier se tenait près de lui, un verre de whisky à
la main (il n'y avait plus de cognac, évidement). Il lui tendit.
- Nous allons trouver une solution au problème au..., commença-t-il.
Mais il fut interrompu par Francis qui frappait à la porte du salon.
- Reviens plus tard, Francis, cria-t-il. Désobéissant, Francis
continua de frapper et entra.
- Excusez-moi, monsieur, mais je dois vous prévenir. Dans la voiture
du Ko... ce n'est pas le Ko.
Eric et Henri échangèrent un regard incrédule, avant de
reporter leur attention sur Francis, qui haussa les épaules en signe
d'impuissance.
- Peux-tu aller voir ? Je n'ai plus de forces, demanda Henri.
Eric constata que Henri ne mentait pas. Ses traits tirés, son teint blafard,
trahissaient un état proche des limites du supportable. Aussi gagna-t-il
le garage pour constater ses propres dégâts.
- Paul Vargès,
l'homme de main du Ko, annonça-t-il à son retour. Il ne portait
aucune arme.
- Qu'est-ce que tu croyais ?
Après un long silence, Eric répondit :
- J'ai lu le message que tu as envoyé au Ko sur Internet, tout à
l'heure.
Il avait dit cela sur un ton monocorde, en évitant le regard de son maître,
dans une attitude plus proche de l'excuse que de l'accusation. Malgré
la honte que lui occasionnait cette pensée, Henri se dit qu'après
tout, l' "accident" pourrait permettre de clarifier la situation ;
à condition toutefois de ne plus subir les événements,
de les devancer. Le Ko assassiné, ils se seraient trouvés tous
deux face à un péril insurmontable. Mais là, Henri pourrait
enfin mener le jeu -du moins le croyait-il-.
- Sais-tu ce que nous allons faire, Eric ?
- ...
- Ce Hughes, auquel la femme a parlé au téléphone, va porter
le chapeau. Il suffit de préparer un plan avant que le Ko n'ait pu réagir.
Qu'en dis-tu ?
- Cela risque de mettre la femme en danger.
- Nous n'avons pas le choix. Mais si tu m'as caché quelque chose au sujet
de cette femme, c'est le moment de le dire. Sauf si c'est une simple histoire
de sexe, bien sûr.
- Au quel cas ?
- Au quel cas je ne chercherais pas une autre idée. Le temps nous manque.
Eric réfléchît un instant, mais il ne trouva aucun argument
pour contrer Henri. Son maître s'était montré trop fin et
lui avait coupé l'herbe sous le pied. Dans la bouche de l'élève,
tout prétexte inventé ne manquerait pas d'être reconnu comme
tel. Pourtant, au plus profond de lui-même, Eric pressentait qu'une autre
raison le poussait à essayer de protéger Aline. Et comment convaincre
quelqu'un à partir d'une simple intuition ? L'intuition saute directement
de l'énoncé à la solution, faisant l'économie du
raisonnement. Alors il abdiqua.
- C'est bon. Mais saches que je n'ai jamais voulu te trahir.
- Je n'ai jamais parlé de trahison. Même dans mon dernier message
au Ko.
- Et ton foutu message, finalement, disait la vérité : "
Danger perceptible, Eric ? ".
- Plus encore que tu ne le crois. Car il disait aussi : " Révélations
urgentes ". Et cela pourra nous être très utile...
Chapitre
6
Douce prison
( Jian )
I
Aline entendit
la porte se refermer et un petit rire nerveux lui échappa. Souvenons-nous.
Elle s'était levée si tard la veille, que même après
l'amour, le sommeil n'avait pu l'atteindre. Et lorsque son amant d'un soir fut
parti, elle attendit quelques minutes avant de se lever. Nul besoin de vérifier
le contenu de son sac à main, dans le salon, car elle avait nettement
entendu Eric le fouiller. Elle avait alors ressenti une étrange satisfaction,
bien qu'elle ne sache pas pourquoi sa passivité lui convenait à
ce point. Mais que pourrait-elle dire à Hughes pour se justifier ?
Elle y réfléchissait encore, quand le téléphone
sonna. Sa montre indiquait trois heures sept. Mis à part Hughes, qui
osait donc appeler à cette heure ? Eric ?
Je ne suis pas prête !
La sonnerie poursuivait son hoquet strident, ponctué de pénibles
silences.
Non !
Driiiiiiiiiiiiing... (Silence)... etc...
Elle craqua bientôt.
- Allô ? Qui est à l'appareil ?
- Aline de Hautefort ?
- Oui, répondit elle, incrédule. C'est toi, Louis ?
- Wake-up, little bombadilla. Please Wake-up. Dear caterpillar of the Yi-King.
Meet the Shaggy, by the second door. Five, four, three, two, one, zero. (clic).
Wake up, little...
Elle raccrocha, troublée. La voix ressemblait à celle de Louis,
mais elle ne pouvait en être certaine. Manifestement, il s'agissait d'une
bande enregistrée, car après un déclic, le message avait
repris.
Hébétée, elle tenta de trouver un peu de concentration
pour réfléchir, mais des portes se fermaient dès qu'elle
essayait d'agripper ne serait-ce qu'une bride de raisonnement. Elle ne parvenait
pas plus à maîtriser sa pensée que l'on arrive à
crier dans un cauchemar. Mais contrairement aux mauvais rêves, le phénomène
ne lui causait aucune peur. Même cette porte là s'obstinait à
rester close.
Sous la douche brûlante : rien.
Dans la cuisine, en prenant un sédatif : rien.
En débranchant le téléphone : rien.
En se recouchant : rien.
Et en rêve :
Sous la pluie battante, la nuit, elle ne devine la route qu'aux feux des autres
véhicules. Elle ne sait pas de combien de voies est faite la route, ni
si elle est à double sens. La personne qui a tracé cette route
est fou, se dit-elle, car elle jette un long fil droit sur des collines rondes
comme des culs. Et aucun panneau ne vient égayer la course folle, si
rapide qu'elle sent dans son dos toute la poussée de l'engin.
Puis, un instant de doute. Est-elle seule dans la voiture ?
Elle regarde à sa droite. Personne, cependant un objet est posé
sur le siège passager. Mais elle n'a pas le temps de l'identifier. La
nuit et la pluie l'obligent à se concentrer sur la conduite. Enfin, à
la dérobée, elle peut tourner la tête un peu plus longuement.
Pas un objet, ça non ! Un beau sphinx "tête de mort",
remue ses ailes, mais ne s'envole pas. Loin de lui faire peur, la présence
du compagnon insolite rassure Aline. D'ailleurs, la pluie a cessé de
battre et l'aube point par-delà les collines rondes. Seule la route s'obstine,
jusqu'à l'absurde, à gravir et dévaler les pentes cosinus,
avec ses quatre larges voies -elle peut les compter maintenant-. La succession
de montées et de descentes crée une sorte de respiration lente,
une vibration sourde et paisible. En prenant conscience de cette longue oscillation,
Aline comprend enfin la raison du tracé bizarre du chemin. Il est temps,
car le songe s'achève, sans réellement finir. Ainsi vont les rêves.
Quoi qu'ils racontent, seul l'éveil peut y mettre un terme net. Sinon,
nul ne sait dire, quand il en rapporte un, si le songe a cessé, ou si
c'est la mémoire de la suite qui fait défaut.
Le lendemain midi,
Aline décida de revoir Louis, sous ses vrais traits cette fois. Le souvenir
des reproches qu'elle lui adressait, alimentés par les révélations
de Hughes, ne formait plus qu'un tapis de feuilles mortes. Une petite bourrasque
aurait suffi à les disperser. Pour l'heure, elle n'y songeait pas un
instant. Même la culpabilité ressentie après sa trahison,
ne formait plus qu'un halo discret autour de son âme. Se rendre chez
Louis devenait une nécessité impérative à laquelle
elle n'aurait la force de se soustraire. Et, paradoxalement, elle se sentait
libre. Libre d'y obéir.
Prudemment, elle gagna l'appartement de Feldmeyer, en empruntant une issue secondaire
de l'immeuble cossu. En montant l'escalier, comme elle le faisait régulièrement
quelques mois plus tôt, elle laissa glisser sa main sur la rampe lisse
de bois verni.
Louis, à cet instant, travaillait dans le cabinet attenant à son
bureau. Car un crypteur doit toujours s'acquitter d'une activité régulière
pour exercer sans risque les codages. Sur sa sobre carte de visite, on pouvait
lire : " Louis Feldmeyer, Consultant publicitaire en sémiotique.
" Et justement, il s'efforçait à décortiquer le story-board
d'une publicité pour un après-rasage. Son rôle consistait
à y inclure une série de signes censée pousser chaque homme
à courir acheter le produit. En réalité, peu lui importait
l'efficacité de ses petits ajouts personnels à un travail déjà
avancé. Maintenant que sa réputation était faite, qui donc
pourrait l'accuser de ne pas apporter de résultats ? Il n'existait pas
d'instrument capable de mesurer l'impact commercial de l'usage de tel ou tel
symbole ; tantôt, c'était un animal, parfois une simple forme,
souvent un mot. Sa "petite touche", comme il se plaisait à
l'appeler, devait réveiller en toute personne, la résonance de
l'inconscient collectif, qui comme chacun sait, est directement reliée
au porte-monnaie.
Aujourd'hui il se contenta d'une technique éprouvée, consistant
à introduire quelques références sexuelles visuelles mais
discrètes. Il pouvait s'agir d'un objet, d'un paysage, ou d'une personne.
Son client lui avait fourni une série de douze photographies de figurants.
Etrangement, il sélectionna le moins viril des candidats : un bellâtre
au regard morne, à l'air nigaud.
Les spectateurs en ont assez de ces acteurs ; surhommes auxquels ils ne s'identifient
plus, pensait-il. Au contraire, il fallait que les clients potentiels jugent
mériter davantage que ce nigaud, de profiter du monde merveilleux décrit
dans la publicité. Il leur revient de droit, de pouvoir évoluer
dans ces décors de rêve, au milieu de ces collines aux formes féminines...
Louis travaillait donc encore lorsque Aline frappa timidement à sa porte.
Et il sut aussitôt que c'était elle.
II
La fin d'une longue
attente soulage toujours mais laisse aussi souvent un soupçon d'inachèvement,
de futilité. Aline et Louis y échappèrent. Seules deux
personnes qui se perdent et se retrouvent sont capables de se livrer totalement,
sans retenue. Peut-être un il extérieur aurait-il été
abusé en les écoutant se confier l'un à l'autre. Probablement
n'aurait-il pas perçu à quel point Louis et Aline s'ouvrirent
mutuellement la porte des recoins si chers et si intimes de leurs âmes.
Tout juste aurait-il senti un poids inhabituel dans les mots, les gestes ; une
sorte de résonance, teintée d'un écho surréaliste.
voilà : ils avaient beau chuchoter au fond d'une caverne, chaque son se réverbérait
longuement, finissant par être autre, porteur d'un sens nouveau, puis
revenant achever sa course. Et lorsque l'écho mourait, ce n'était
pas dans la fausse commune des idées perdues, mais sur l'autel brillant
d'un temple majestueux, en livrant son corps comme une offrande.
Chaque présent faisait reculer l'oubli. Chaque pas ressuscitait la mémoire
des amants, sans violence, sans flashs ni prises de conscience, mais avec la
force sûre de la vérité. Et malgré son activité,
Louis ne ressentait aucune méfiance envers ce parfum de vérité.
Les révélations d'Aline confirmaient simplement ses hypothèses,
même si, comme à l'accoutumée, elle laissait dans l'ombre
certains points. Enfin, il reprenait le contrôle. Et il s'étonna
de l'envergure de son plan. Ces derniers jours, il avait seulement humé
l'odeur d' un festin encore interdit. Mais l'heure venait où tous les
éléments soigneusement rassemblés, allaient s'imbriquer.
Une seule ombre planait, ténue, qui nécessitait un intense effort
pour être distinguée volontairement, mais qui revenait régulièrement
à la charge pour titiller le cerveau de Louis, comme ces mouches qui
harcèlent parfois. Aussi, quand il fut couché avec Aline, Louis
murmura :
- Pardonnes-moi, Aline. Même si cela n'a pas duré, j'ai l'impression
d'avoir un peu gaspillé une partie de notre vie à deux. J'ai peur
de t'avoir forcé à rentrer dans ce jeu. La mémoire nous
est revenue maintenant, mais pas encore parfaitement. Je ne me souviens pas
du départ du plan. Même aujourd'hui ou les choses semblent s'éclaircir,
j'ai l'impression de découvrir les choses au fur et à mesure qu'elles
se présentent. Surtout, je ne me rappelle pas comment je suis parvenu
à te convaincre de me quitter, quand bien même cela était
nécessaire à notre plan.
- Si tu ne te souviens pas, ne comble pas avec des pensées noires. Tu
ne m'as pas forcée, j'en suis certaine. Je ne me serais pas laissée
faire. Si tu avais des raisons de te séparer de moi autres que celles
du plan, que valent-elle aujourd'hui ? Si elles existent, c'est le moment de
les dire.
- C'est trop...confus.
- Alors il nous faut attendre la suite. Pour l'instant, nous sommes entre deux
feux. Il y a le plan qui tourne, avec sa logique, ta logique. Et puis il y a
nous, maintenant, qui comprenons les choses. Si tu as prévu tant de choses
sur plusieurs mois, tu as bien du prévoir que ça arriverait. Le
coup de fil que j'ai reçu tout à l'heure, c'était bien
toi ?
- Oui et non. Je n'y connais rien en hypnose. Mais le message que tu m'as décrit
relève bien de mes méthodes, effectivement. Il devait être
censé te réveiller, te pousser à revenir d'une certaine
façon.
- Et c'est ce que j'ai fait.
- Oui. Mais justement, je manipule trop de données.
- Je ne suis pas une donnée, Louis.
- Précisément, c'est ce qui me gêne, c'est la raison pour
laquelle je te demande de me pardonner.
Il aurait désiré lui parler d'Eric, ce jeune homme qu'elle avait
avoué avoir rencontré, mais il craignait sa réaction. Savoir
si elle avait couché avec lui par envie ou par nécessité
du plan, voilà qui importait peu. Paradoxalement, elle avait puisé dans
la manipulation une source nouvelle de liberté, vive, mais fragile et
contingente. Un mirage de liberté. Il n'avait pas le droit de briser
cette image. Au nom de quelle vérité ? Finalement, il comprit.
Je n'ai accepté de la manipuler que dans la mesure ou je savais qu'elle
y trouverait non seulement avantage, mais une liberté accrue. bien sûr,
ce n'était là qu'une illusion de liberté, mais tout sentiment
de liberté est illusoire. Justement parce qu'il s'agit d'un sentiment,
pas d'un état. Et s'il avait fait naître ce sentiment chez elle,
il pouvait très bien le faire disparaître d'un claquement de doigt,
par maladresse, par ses questions. Mais alors qu'il parvenait à cette
conclusion pour le moins rassurante, elle poursuivit :
- A quoi penses-tu ?
- Au plan -une demi vérité n'est pas un mensonge-. Demain matin,
je crois que nous en saurons davantage. Nous aviserons. Mais dans l'immédiat,
j'aimerais que tu me promettes quelque chose.
- ...
- J'aimerais que tu ne quittes pas la maison pendant un temps.
- Je n'ai aucune envie de voir Hughes de toute façon. J'ai laissé
filer les photographies. S'il me demandait pourquoi, qu'est-ce que je pourrais
lui répondre ? En revanche, il me croit chez moi pour un ou deux jours
encore ; je lui ai demandé de me laisser tranquille un moment. Il a du
s'apercevoir que je me sentais coupable de t'avoir trahi.
- C'est ce que tu ressentais alors ? demanda Louis qui s'en voulut aussitôt.
- Oui, répondit-elle avec gêne.
Lorsqu'elle avait débarqué cet après-midi, ils avaient
pu parler longuement, mais ils n'avaient pas abordé le sujet de la nuit
du sept septembre, quand il avait couché avec elle, tout en la trompant.
Et sans la tromper... Mieux valait contourner ce champ de mines. Alors, il changea
de sujet.
- Mais, ne va-t-il pas te réclamer les photos ?
- Cela n'a rien d'urgent. Le coup devait avoir lieu dans quelques jours à
l'origine. Mais quelque chose a précipité les événements.
Je ne sais pas quoi.
- J'espère que ça fait partie de mon plan, lança-t-il inquiet.
Puis il y eut comme une déflagration dans son cerveau : la nuit du sept
! Bien sûr que cela fait partie du plan !
- Qu'est-ce que tu as ? demanda-t-elle en le voyant sourire.
- Rien, rien, tout marche à merveille.
III
A midi et quart,
le lendemain, Diego fit son apparition. En découvrant son air maussade,
Louis craignit un instant s'être trompé. Mais il vit la mallette
que portait l'adolescent, qui jurait avec son sac d'écolier. Cette mallette,
il l'avait achetée lui-même, voilà plusieurs années déjà.
Oh ! Oui, il en aurait mis sa main à couper. Il se souvenait du contact
rugueux de la poignée élimée, recouverte de cuir. Mais
pourquoi diable ce petit lui gâchait-il son plaisir avec sa tête
des jours d'enterrement ?
- quelque chose s'est mal passé ?, s'enquit-il.
- Non, non, monsieur Louis. J'ai fait comme vous m'avez dit.
- Et on t'a remis ça, dit-il sur un ton un peu dur. Aussitôt, il
regretta. Mais il ne put s'empêcher d'ajouter aussitôt :
- Etait-ce un homme ou une femme ?
- Une dame.
- Et elle ne t'a rien dit de spécial ?
Comme le gosse ne répondait pas, Louis sortit un billet de cinquante
francs de son imperméable, accroché près de la porte d'entrée.
Lorsqu'il le glissa dans la poche de Diego, celui-ci conserva son air maussade
et ne fit pas un geste. Louis se sentit encore plus maladroit. Le gamin tenait
toujours la mallette de cuir et n'esquissait pas le moindre mouvement, et Louis
n'osait pas lui prendre des mains, de peur d'allonger encore la liste de ses
maladresses.
Après quelques instants, malgré tout, il prit la mallette, mais
continua à fixer Diego, immobile.
- Si tu ne veux plus me rendre ces petits services, tu es libre, tu sais. (Diego
acquiesça de la tête). Mais si quelque chose t'a troublé,
tu peux me le dire. La dame n'a pas été correcte avec toi?
- Si.
Puis il tourna sur ses talons et repartit sans ajouter un mot. Louis, pensif,
le regarda disparaître dans les escaliers. Le poids de la mallette le
ramena à la réalité. En gagnant son bureau, il croisa Aline
et ne put s'empêcher d'exhiber fièrement l'objet, comme un trophée
gagné avec peine. Elle haussa les épaules, soupira, et continua
son chemin vers la cuisine, comprenant qu'elle allait devoir manger seule -ce
qui n'avait rien, pour elle, d'un désagrément. Au contraire, beaucoup
de raisons justifiaient son bonheur d'être seule.
D'abord, elle retrouvait cet appartement après plusieurs mois d'absence.
Chaque geste familier lui causait une sorte de décharge d'étonnement,
comme si son absence n'avait duré que quelques heures. Et elle ne tenait
pas à ce que Louis fut le témoin de ces troubles, même sans
importance.
Et puis, même lorsqu'ils vivaient ensemble, Aline avait conservé
son appartement dans le quinzième, où elle passait une ou deux
nuits par semaine. Louis avait accepté ce compromis avec d'autant plus
d'enthousiasme, que ses activités secrètes donnaient parfois lieu
à des rencontres tardives et mystérieuses.
Ensuite, le retour de la mémoire -pas des réminiscences mais de
véritables résurrections !- lui causait d'autres troubles encore.
Hier, elle l'avait retrouvée comme on retrouve un livre. On peut le tapoter
pour s'assurer de sa réalité tangible avant de le ranger. Aujourd'hui,
elle pouvait à loisir le consulter, le feuilleter au hasard, comme on
interroge une bible. Certes, la mémoire est un livre sans âge,
étrange. Certaines pages sont blanches -on y met ce qu'on veut-, d'autres
sont collées et refusent obstinément de s'offrir, d'autres enfin
sont si vieilles que l'on n'ose pas les toucher, de peur de les voir se craqueler
avant de tomber en poussière.
Le plan.
Cette page là était à la fois :
Vieille.
Jeune.
Blanche.
Et pleine.
Hypnose. Le mot était venu comme ça. Et quand elle le prononça mentalement, elle sentit un frisson de terreur. Car c'était comme si son esprit, jusque là, avait été réglé sur la mauvaise focale. Le mot sonnait comme une mise au point fugace, lui donnant une courte permission pour contempler à la dérobée l'arbre de la connaissance. Sa peur ne naissait pas dans le sens du mot lui-même, mais dans le parfum d'interdit qu'il éveilla alors, avant que la vision fugitive ne s'évanouisse.
Hypnose. Le mot
était là, sous ses yeux. Et quand il le relut pour s'en assurer,
il sentit d'abord une joie profonde qui se mua rapidement en terreur. Car il
venait de scier une branche de l'arbre de la connaissance. Si hypnose il y avait
eu, alors quelle vérité pourrait-il en tirer ? Sous les apparences
de la prise de conscience, pouvait se terrer de nouveaux mensonges, de nouveaux
messages occultés. Et surtout, cela pouvait être son uvre,
mais aussi celle de n'importe qui d'autre. Même ensuite, lorsqu'il trouva
tous les renseignements sur les modalités de l'opération -y compris
le nom du médium- le doute ne put le quitter. Certes, les documents rapportés
par Diego étaient écrits de sa main, mais qui était-il
vraiment ?
Plusieurs heures d'étude des multiples documents de la mallette furent
nécessaires pour le convaincre qu'il était bien le père
du projet. La mallette comprenait sept dossiers numérotés ainsi
qu'une lettre de sa main. Celle-ci l'avertissait du doute qui pourrait le saisir
et présentait presque des excuses, dans la mesure où il lui était
impossible de donner des preuves tangibles. Pire encore, chaque preuve pouvait
faire naître un nouveau soupçon chez Louis par une forme de méfiance
envers les compliments. Curieusement, cela lui rappela son grand père.
Un homme rude mais pas bourru, mal à l'aise avec les enfants -qui sentent
si bien ces choses là-. Il offrait à Louis de modestes cadeaux
que l'enfant s'empressait d'accepter. Mais à chaque fois, il percevait
le fait que son aïeul cherchait ainsi à acheter quelque chose de
lui ; pas son amitié, ni même une reconnaissance. Quoi alors ?
Il ne disposait pas d' assez de temps pour y répondre. Alors, il poursuivit
l'étude des documents, tout en continuant à ressentir l'impression
que toute cette paperasse avait pour son esprit le goût du miel. Car sitôt
qu'un aspect du plan faisait naître une question, la page suivante y répondait
expressément. Ce qui l'intriguait le plus ne se trouvait donc pas dans
le texte lui-même. Des souvenirs, des images, des impressions se succédaient,
comme s'il éprouvait de la peine à se concentrer. Mais toutes
ces rêveries, finalement, l' éclairaient.
Par exemple, il se souvint du jour où il rencontra le Ko. Comme il avait
aimé ce jour ! Leurs routes ne s'étaient pas croisées par
hasard. Des signes -de véritables présages- avaient annoncé
l'instant. Ils avaient été guidés l'un vers l'autre, comme
des rois mages suivant l'étoile du berger. Et si à défaut
de présents, ils n'avaient échangé qu'une joute verbale,
le combat méritait d'être vécu. Aucun vainqueur, ni vaincu,
n'en sortit. Pourtant, pour un observateur attentif, tous deux avaient baissé
la garde.
La rencontre remontait déjà à plusieurs années.
Elle avait eu lieu dans une brasserie de Montparnasse, la Coupole. Longtemps
interdit par les deux parties, cet entretien avait finalement reçu l'aval
des deux clans. Officiellement, il s'agissait d'échanger des informations
; presque un échange de politesses, succédant à une phase
aiguë de l'éternel conflit. Mais Louis, et le Ko, savaient bien
qu'il se produirait autre chose durant l'entretien. Cela relevait du jeu. Car
le Ko, à l'époque de ses premières missions dans l'Organisation,
avait tenu lui-même le rôle de décrypteur. Et la simplicité
des règles du jeu était alors manifeste. Louis devait livrer des
informations, tout en maîtrisant au mieux ce que le Ko décrypterait.
Pour le Ko, il s'agissait d'en deviner plus, que n'en laisserait passer Louis.
Dans ce contexte, l'échange des informations officielles, n'avait constitué
qu'un échauffement, un préliminaire.
Quel dommage,
songea Louis, qu'on en soit arrivé là. La machine est lancée,
et je ne peux plus l'arrêter. A l'heure qu'il est, un homme est mort,
et ce n'est pas le dernier. Et bientôt, le Ko ne sera plus rien.
Chapitre
7
Contre-attaque
( Da Guo )
I
Tous feux éteints,
la procession des trois véhicules évoluait lentement sur le chemin
bien entretenu de la propriété de Henri. Peu après avoir
franchi la grille, elle avait même fait une halte inexplicable. Francis,
qui observait la scène depuis la maison du gardien vit les phares s'éteindre.
Malgré tout ce qu'il avait vécu en ce jour, il put réprimer
sans mal la vague sourde d'inquiétude qui montait en lui. Et c'est avec
calme qu'il communiqua l'information à Henri. Ces gens là ne font
rien comme les autres !
Il reposa le combiné et observa le mur d'écrans vidéos
de surveillance, captivé par la lente marche des voitures en file indienne.
A cet instant, deux hommes firent irruption dans la pièce. Tout se passa
très vite. Un flingue sur la nuque, une main sur le combiné, une
autre sur son épaule. Le tout, sans un bruit, sans un mot, et -il l'aurait
presque juré-, sans un mouvement, tant l'action avait semblé couler.
Du coup, il n'eut absolument aucune envie de réagir, de bouger, d'appeler
ou de hurler ; pas même le désir de dévisager les intrus.
Tout juste s'autorisa-t-il à penser : je suis paralysé ! Et devant
lui, les écrans s'obstinaient à lui offrir des images en noir
et blanc de tous les recoins de la propriété, tel l'il de
Sauron au fond du Mordor.
Henri et Eric
attendaient, inquiets, eux ; ne partageant pas l'insouciance -l'inconscience
?- de Francis. Etrangement cependant, les pensées d'Eric ne s'acharnaient
pas à lui remémorer l'acte commis. Non, elles ne cessaient de
s'accrocher au souvenir de cette femme, de cette rencontre insolite, survenue
dans des conditions tellement saugrenues qu'elles lui semblaient irréelles.
Aussi, son inquiétude revêtait une tout autre dimension que celle
de Henri. En cédant à la folie, n'avait-il pas coupé le
mince fil qui le reliait à elle ? Cette réflexion ne relevait
d'aucune logique, mais elle emplissait son esprit, jetant et semant des volutes
noires aux quatre coins de son cerveau. Même coupable d'un meurtre aussi
atroce que stupide, seule l'existence d'Aline lui semblait signifier quelque chose.
bien sûr, la justice n'aurait jamais connaissance de l'affaire, étant
donné la fonction de Henri. Cela ne constituait pas le noeud du problème.
Mais le Ko et ses sbires pouvaient représenter une menace bien plus tangible
et bien plus rapide. Le secret a ses exigences, impératives et sommaires.
Henri ne l'ignorait pas et il en tremblait. Serait-ce l'apanage de toute connaissance
vraie, que de provoquer de tels troubles ?
Henri inspira profondément, comme pour se reconstruire intérieurement.
C'était le bon moment car les hommes du Ko pénétrèrent
dans le salon ; qui par une porte, qui par une fenêtre, qui d'on ne sait
où. Devant eux se déroula un véritable ballet surréaliste,
souple, vif, silencieux et implacable. L'arrivée du Ko clôtura
le spectacle. L'entrée du petit homme, après la démonstration
de force efficace de ses hommes, impressionna Henri, une fois de plus. Et une
fois de plus, il se demanda si la taille enfantine du Ko n'ajoutait pas une
touche inquiétante de puissance contenue au personnage.
Plus que jamais, le Ko lui faisait peur ; et ce, au moment même où
il lui était indispensable de garder son calme afin de mener à
bien son plan. Oh, il ne s'agissait pas d'un plan aussi complexe que celui de
Louis Feldmeyer. Mais son but avait l'avantage d'être très clair
: survivre.
Sa faute ne résidait pas tant dans l'acte insensé d'Eric que dans
son incapacité à avoir pu déceler les signes avant-coureurs
de la folie de son élève. Pour un décrypteur, nulle autre
faute ne saurait compter davantage ; ni à ses yeux, ni à ceux
de ses supérieurs.
Henri se doutait que, face à la clairvoyance du Ko, il ne serait pas
capable de dissimuler son inquiétude. Son plan intégrait donc
ce handicap pour le transformer en atout. Il suffisait de troquer l'objet de
sa crainte contre un autre, fictif mais crédible, pour le divulguer.
Toute stratégie est par essence établie sans connaître toutes
les données, voire l'énoncé du problème. Mais là,
avec le Ko, les écueils potentiels guettaient le plaisancier imprudent,
prêts à défoncer la coque du navire. Deviner ce que l'autre
sait ou croit savoir, voilà la base de la stratégie. Mais que faire face
à un homme dont l'aura semble tisser un voile opaque, imperméable
à la divination ?
Le Ko s'avança bientôt vers Henri, lança un regard lourd sur Eric, puis revenant à Henri, il composa une attitude grave d'inquisiteur. Henri, face au regard pénétrant du petit homme au teint blafard, parvint à réprimer le sentiment de malaise qui le gagnait lorsque celui-ci prononça un :
" Eh bien ?"
Pour la première
fois, il allait lui mentir. Le simple fait que la situation l'ait conduit à
cet acte ébranla ses convictions ; le Ko lui sembla soudain comme désacralisé.
La magie ne fonctionnait plus. Quand bien même le Ko décèlerait
le mensonge, la simple possibilité virtuelle de le duper donna un courage
inattendu à Henri, une énergie pure. Une énergie charriée
par la liberté du sacrilège. Il prit presque peur devant la radicalité
du changement affectant les fondements de sa pensée : le Ko n'allait-il
pas lire en lui avec d'autant plus d'aisance que la remise en cause de son autorité
-même mentale- était violente et inhabituelle ?
Mais non, le Ko fit seulement montre d'un certain malaise et Henri songea que
l'hésitation de son chef confirmait ses doutes. Le Ko n'est donc point
infaillible ! Il doute de son pouvoir. Un de ses hommes a disparu et il ne sait
pas pourquoi.
Henri se leva. Il dépassait le Ko de deux têtes.
" Nous avons à parler. Mais il serait préférable que nous soyons seuls."
Le Ko jeta un regard à ses hommes. Visiblement, il hésitait. Henri remarqua que son regard avait soigneusement évité Eric, mais cela ne l'inquiéta pas outre mesure. Après tout, son propre message sur Internet avait probablement attisé cette méfiance. Une idée lui vint alors, issue de cette analyse : il demanda à Eric de rester au salon. Mettre le Ko en confiance, lui montrer qu'il maîtrisait la situation, voilà ce qui importait dans l'instant. Les soupçons sur Eric seraient bientôt balayés par les "révélations" dont il ferait part au Ko, à condition que ce dernier soit suffisamment déstabilisé pour les croire.
Lorsque Henri
et son hôte eurent pénétré dans le cabinet du premier
étage, le Ko prit l'initiative de la parole avant même qu'ils fussent
assis.
" Un de mes hommes a disparu. Je lui avais ordonné de venir ici,
après avoir reçu votre message. L'avez-vous vu ?
- Non.
- C'est fâcheux.
- Oui, et cela confirme malheureusement les craintes que je tenais à
vous communiquer. Une offensive cognitive est à l'uvre contre vous
et contre l' Organisation entière.
- Et votre jeune protégé serait un traître ?
- Oh non ! Aucune chance. Au contraire, il pourrait être très utile
pour contrer l'attaque. "
Le Ko se grata le menton et laissa errer son regard d'objets en objets. Après
quelques secondes, il demanda :
" Pourquoi
ne pas lui avoir permis de monter avec nous ?
- Vous n'auriez pas accepté de vous isoler sans vos hommes. Et dans cette
affaire, il faut se méfier de tout le monde.
- Existe-t-il une raison tangible qui vous permette d'insinuer qu'un traître
se cache parmi mes hommes ?
- Seulement une intuition. Et quelques présomptions. "
A cet instant, Henri réalisa qu'il venait de commettre une maladresse
inexcusable et néanmoins inévitable dans son plan. Car chez les
décrypteurs -et Dieu sait si le Ko avait fait partie des meilleurs-,
on n'évoque pas l'intuition avec légèreté. Ainsi,
il venait de remettre implicitement en cause la capacité du Ko à
déceler un traître dans ses propres rangs. A moins qu'il ne puisse
se targuer de la détention d'informations exclusives ; chose difficile
puisque d'une façon générale, c'est le Ko qui lui fournissait
les objets de ses décryptages. Il lui faudrait donc jouer serré.
A défaut de pouvoir abuser le Ko sur le résultat d'un décodage,
il serait nécessaire de mentir sur l'origine de ses sources. Et mentir
à un décrypteur annonçait un défi effrayant et enthousiasmant
à la fois.
Il poursuivit :
" Lors de notre dernière entrevue, je vous avais signalé
la présence d'une femme chez Feldmeyer le soir de l'opération
de saisie du manuscrit. Eric a pu apprendre qu'il ne s'agissait pas d'une simple
maîtresse, mais d'un agent à la solde de Hughes Ladricourt. Ce
soir là, Hughes nous a coupé l'herbe sous le pied en faisant prendre
des clichés à la femme. Des clichés du manuscrit. Eric
a pu les récupérer.
- Quels autres clichés la femme a-t-elle pris ? demanda le Ko sur un
ton calme mais péremptoire, afin de signifier à Henri qu'il se
rendait bien compte qu'il venait de lui cacher un élément. Cela
ne troubla pas Henri le moins du monde. Au contraire, si le Ko sentait qu'il
lui avait caché quelque chose, autant jouer avec un secret de polichinelle.
- La bibliothèque de Feldmeyer a été véritablement
mitraillée. Je suis persuadé qu'un cryptage essentiel s'y cache.
- Vous avez trouvé là un défi et vous vouliez le garder
pour vous seul. Un petit pêcher d'orgueil.
Henri jubilait. Ainsi, le Ko avait de bonnes intuitions, mais pas les bonnes
conclusions. Aussi, entrant dans ce jeu, il ajouta:
- Rien ne vous échappe.
Le Ko marqua alors une pause et Henri, subitement, se demanda si son interlocuteur
ne jouait pas volontairement les dupes.
- Pas de flatterie avec moi, Henri. Pour cette fois, je vous excuse ce petit
écart au règlement. Vous pourrez poursuivre l'étude de
ce cryptage présumé, mais je vous somme de m'envoyer un exemplaire
de chaque cliché dès que possible.
- Entendu monsieur.
- Quand un chercheur d'or travaille sous les ordres d'un patron, il peut être
tenté, lorsqu'il trouve une pépite particulièrement grosse,
de court-circuiter la voie habituelle. Du temps où j'étais à
votre place, cela m'est arrivé. Une fois et une seule. Mais j'espère
que vous savez ce que vous faites. Il y a des vérités à
éviter. Particulièrement lorsqu'elles émanent de Feldmeyer.
Alors contentez-vous de satisfaire votre motivation personnelle ; mais n'allez
pas trop loin dans le fond du sens.
- C'est très clair.
- Revenons tout de même à notre affaire. Vous mentionniez un danger
perceptible dans votre message. Rien de plus précis ?
- Non. Pas pour l'instant. Mais soyez sûr que si des informations m'arrivaient,
je vous les communiquerai.
- Je l'espère, Henri. Et c'est peu de le dire. "
Un frisson glacé chemina le long du dos de Henri, déclenchant
une véritable irradiation de douleur liée à sa blessure
passée. D'avoir réussi à tromper le Ko -pour autant qu'il
pouvait en juger- ne lui avait pas permis de goûter la saveur de la victoire.
Ce demi-triomphe n'enterrait pas totalement la redoutable autorité du
chef. Une autorité que Henri avait senti émaner avec acuité
des dernières paroles du petit homme. Puis le Ko continua :
- Une dernière chose. J'ai là un article à décrypter.
C'est moins prioritaire que le manuscrit, mais plus important que votre quête
individuelle.
Il sortit une photocopie pliée en quatre de la poche intérieure
de son veston et la tendit à Henri en le fixant dans les yeux de son
regard pénétrant. Ses prunelles brillaient de reflets métalliques
inquiétants.
- J'allais oublier une chose. Etes-vous certain qu'il s'agisse de Hughes Ladricourt
?
- J'en suis persuadé.
- Et vous ne m'avez pas communiqué le nom de la femme.
- Anna Chenal, répondit Henri avec autant d'aplomb que possible. Eric
l'avait prié de ne pas révéler la véritable identité
de la femme. Le Ko aurait-il lu dans mes pensées ?
II
Eric et Henri
furent soulagés lorsque le Ko et ses hommes quittèrent la propriété,
malgré l'incapacité de Henri à distinguer si le Ko avait
accordé foi à cette histoire de complot. Ils ne parlèrent
plus de l'affaire au salon -Les hommes du Ko auraient pu y installer des micros-
mais conversèrent longuement dans une pièce spéciale du
châtelet.
Puis Henri décida d'examiner le document fourni par le Ko. L'article
en question n'était pas bien long, tout juste un encadré. Comme
à son habitude, il observa sa forme générale, sa mise en
page, avant d'en entamer la lecture avec un air faussement distrait.
" Mémoire d' outre tombe...
par Fred le Limousey
Il est loin le temps où la mémoire vive ou morte de nos computers adorés constituait une contrainte définitive dès l' achat de l' unité centrale. Aujourd'hui, les capacités mémoire fluctuent beaucoup (presque autant que le prix des Simms !), sont flexibles, et les moyens de stockage sont variés (disquettes, cartouches syquest, disques durs etc.).
Il est de plus en plus difficile de s'y retrouver et de faire un choix. Pour couronner le tout, je vais tenter de détruire un mythe afin de rendre les choses un peu plus floues (en apparence). En effet, j' affirme qu'il n'existe aucune différence de nature entre mémoire interne et stockage externe des informations...
Qu'est-ce à
dire ? Cela signifie que la seule différence réside dans la liaison
entre le temps d' accès du périphérique et du temps de
réaction de l' utilisateur.
Que le temps d' accès soit très faible ( instantané aux
yeux de l'utilisateur), et on parlera de mémoire. Mais que ce temps s'
allonge et on parlera de stockage.
Mais où est le problème ? Et bien nous répondrons par une question : A partir de quelle durée doit-on cesser de parler de capacité mémoire pour parler de stockage de données ?
Je pense qu' aucune réponse autre qu' arbitraire ne convient. La frontière
n' existe donc pas -en soi-, et alors ? Nous verrons la suite au prochain numéro
avec une fiche technique sur le lancement de programmes depuis un ram-disque
( disque virtuel , NDLR.), ce qui constitue l' application la plus directe de
cette théorie, mais pas la plus révolutionnaire. D' ici là,
réfléchissez bien aux implications de tout ceci ( y compris en
termes humains...) ."
Henri sourit, hilare, en pensant : " Mon auteur préféré
! ". Puis, oubliant tout, repoussant toute vision ou idée intempestive,
il plongea dans un état de concentration profonde. Au bout d'une demi-heure,
cet état se mua en une parfaite hébétude ; et lorsque Eric,
inquiet de ne pas le voir reparaître vint le chercher, il le trouva dans
un état catatonique plus qu'inquiétant.
Eric désespérait de trouver une solution. Il lui parla, lui humecta
le visage avec un gant, lui passa même un morceau de musique. Henri restait
sans réaction, le regard dans le vide, les avant bras reposant obstinément
sur les accoudoirs de son fauteuil, les poings serrés. Après l'avoir
allongé sur un lit, il vérifia l'état de ses blessures
et en changea soigneusement les pansements. Avec stupéfaction, il découvrit
ainsi l'étonnante blessure ronde dans le dos de son maître, dont
les contours bleutés dessinaient un anneau étrange. Et les suppositions
les plus sombres se bousculaient dans son esprit.
Un bout de papier gris dépassait de la main gauche de Henri. Il dégagea
avec peine les doigts crispés de son maître comateux et découvrit
l' obscur article.
Chapitre
8
Hughes
( Kui, Gui Mei )
I
Le téléphone
aurait bien pu se briser, tant Hughes le raccrocha avec force. Il se laissa
ensuite choir sur le divan. Ses yeux étaient aussi rougi et gonflés
que s'il avait versé un torrent de larmes. Il poussa un juron avant de
lancer un violent coup de pied dans un petit carton d'emballage de biscuits
apéritifs qui traînait par terre. Celui-ci vola puis plana paresseusement
avant de heurter le sol avec un bruit mou.
Il ne cherchait pas à élaborer d'hypothèses sur la raison
du mutisme d'Aline. Seule la rage pure -mais pourquoi ne répond-elle
pas ?- comptait. Et puis, en arrière plan, s'imposait peu à peu
un bruit de fond mental, gagnant progressivement en volume : pas une rage contre
le monde, ni contre les événements, mais contre lui-même.
Il se souvint.
Lorsqu'il avait vingt ans, il ressentait une faim pantagruélique de raisonnements,
de philosophie à tout va, de méditation. Il échafaudait
avec soin La Théorie, avec un romantisme pédant et une prétention
démesurée dignes de cet âge. Il en dégageait de grands
principes, que l'expérience quotidienne et la lecture n'avaient de cesse
de confirmer, à sa plus grande satisfaction. Toute chose, même
l'événement le plus bénin, lui semblait être la preuve
de la pertinence de ses pensées novatrices. Il en résultait un
sentiment de responsabilité, afin d'être à la hauteur de
ses géniales pensées, d'être digne de sa propre intelligence.
Et au fil du temps, tout cela était devenu vague, avait perdu de sa force.
Mais étaient-ce les idées qui, usées, n'avaient plus le
pouvoir d'accrocher le réel ; Ou bien était-ce au contraire le
réel qui était devenu indigne d'elles ?
Et la réalité, en ce jour, avait la limpidité du diamant
: il avait trahi Feldmeyer. Certes, l'intensité de leur amitié
n'atteignait pas la dimension quasi dramatique des complicités de l'adolescence.
Certes, leurs rencontres demeuraient sporadiques. Tantôt ils échangeaient
quelques balles au squash avant de converser dans le sauna du club. Parfois,
ils passaient une soirée ensemble. Mais en définitive, ils se
connaissaient peu. Il en avait appris davantage sur Louis lorsque Aline l'avait
quitté pour le rejoindre.
Il l'avait trahi une seconde fois, et de la façon la plus vilaine :
Avec quel machiavélisme il avait organisé cette rencontre faussement
fortuite ! Et le but n'était pas la réconciliation qui en découla,
mais bien de recommencer à espionner le crypteur. La seule différence
avec la période précédent leur "différent"
résidait dans leurs lieux de rencontre. Désormais, il n'était
plus question pour Hughes d'inviter Louis chez lui. Car il ne désirait
pas, après deux trahisons, que Louis découvre la troisième
: sa liaison avec Aline.
Pourtant, à ses yeux, la légitimité de cette liaison ne
faisait aucun doute. N'avait-il pas connu Aline avant Louis ? N'était-il
pas amoureux d'elle depuis le début ? " Je n'ai fait que reprendre
mon du ! ."
Avec quelle minutie
il avait organisé la transformation d'Aline en Anna ! Le plan était
d'une audace incommensurable ! Et plus que son audace, son impertinence participait
du génie. Présenter une seconde fois Aline à Louis, pour
les pousser dans les bras l'un de l'autre à nouveau, lui paraissait délicieusement
cruel. Il se sentait Dieu ou plutôt démiurge, les punissant tous
les deux - mais avec une pointe d'indulgence pour elle, quand même-.
Hughes se sentait las et lâche. Car la troisième fois qu'il avait
appelé chez Aline, un soupçon s'était imposé : cette
nuit d'amour avec Louis... serait-elle chez lui ? L'aurait-il reconnu ?
Comme pour confirmer ses doutes, sa mémoire lui offrait le souvenir de
leur dernière conversation au téléphone. Aline lui avait
semblé nerveuse, distante ; en tout cas, plus qu'à l'accoutumée.
Certes, comme du temps où elle partageait son existence avec Louis, elle
avait tenu à conserver cette habitude de passer une ou deux nuits par
semaine dans son appartement personnel. Mais à la différence de
Louis, Hughes n'avait pas accepté la chose sans heurts. Et jusqu'au dernier
jour, les absences régulières d'Aline suscitèrent à
chaque fois une vive colère chez lui ;bien qu'il ne l'exprimât
pas, ayant trop peur de la perdre. D'autant plus que depuis quelque temps, dès qu'une tension apparaissait entre eux, Aline réagissait d'une façon
inhabituelle qui inquiétait Hughes. Cela avait commencé avant
même qu'il ne mette son plan au point. Outres ses absences physiques,
il lui arrivait dans ces moments où pointait la dispute, de disparaître
mentalement, de soudain rêvasser. Face à cela, Hughes était
désarmé, à la fois attendri et inquiet, ayant peur d'être
gauche, comme une jeune tante à qui un aîné aurait confié
un nourrisson à garder.
Hughes
hésitait à se rendre chez Feldmeyer à l'improviste. Il
craignait avec une égale intensité d'y trouver Aline, comme de
ne l'y point trouver. Alors, il prit une autre décision. voilà quelque
temps, il avait subtilisé les clefs de l'appartement d'Aline, afin d'en
faire des doubles à son insu. Il endossa donc une veste d'aviateur en
cuir, s'empara des clefs et sortit.
Avec ses membres trop longs et sa bedaine engoncée dans son cuir noir,
il avait l'air d'un insecte improbable. Toutefois, après qu'il eut dépassé
la trentaine, son visage avait peu à peu gagné en charme. Même
les rides autour de ses yeux bleus contribuaient à accroître son
indiscutable pouvoir de séduction ; pouvoir dont il n'abusait pas fièrement.
Peut-être est-ce là une caractéristique de ceux qui ont
dû attendre longtemps que la nature leur confère ne serait-ce qu'une
once de beauté. Probablement aussi parce que le changement ne se fait
pas en un jour, mais par petites couches successives, comme un artiste retouche
un tableau.
Alors qu'il allait traverser l'Avenue du Maine, un vif réflexe d'alerte
émanant de tous ses sens, lui permit d'éviter de justesse une
camionnette lancée à vive allure, qui brûla malencontreusement
le feu. Il plongea sur le capot d'un véhicule stationnant sur le bas-côté,
puis glissa lourdement sur le sol. C'est à peine s'il avait eu le temps
de distinguer le véhicule et pourtant, l'image du conducteur était
comme imprimée sur la rétine de son inconscient. Il aurait juré
que celui-ci riait. Plus qu'une image, il s'agissait d'une impression. L'incident
l'avait aiguillonné, arrêté dans son élan -pas seulement
physique-, comme si une ronce vicieuse avait accroché ses vêtements.
Aussi, en se relevant, l'éventualité d'une blessure ne l'effleura
même pas, tant il était abasourdi par l'étrangeté
de l'effet qu'avait produit sur lui l'incident.
Quiconque l'aurait vu, debout, hébété, le regard traversant
l'horizon urbain vers un point de fuite imaginaire, l'aurait pris pour un dément
égaré dans la ville.
Contre
toute attente, le bel homme au regard bleu n'abandonna pas son idée de
se rendre chez Aline. Reprenant ses esprits, qui lui semblèrent bizarrement
modifié, retournés de l'intérieur comme un gant, il se
mit en route. Le seul changement à ses projets consista à pénétrer
dans un bistrot à un coin de rue ; non pas pour analyser ou simplement
réfléchir -il n'était ni crypteur ni décodeur-,
mais pour y boire un whisky et chasser ce sentiment désagréable
d'avoir croisé un démon sur un chariot maudit.
Pendant qu'il absorbait à grosses goulées son Glenfiddish, il
remarqua un bambin collé contre un flipper. Le môme devait tout
juste parvenir à voir les bumpers, et ses bras étaient écartés
comme ceux d'un crucifié. Mais il faut croire qu'il se débrouillait
bien puisque la machine crépitait, clignotait, crachait des sons, des
voix, ainsi qu'un abominable vrombissement de moteur de grosse cylindrée.
Les décors du jeu, en effet, avaient pour thème les motards américains
des années soixante et soixante-dix. Ce devait être le fils du
patron car lorsqu'il eut fini, le gamin passa derrière le comptoir, prit
quelques pièces et revint se poster devant la machine avec un air farouche.
II
Hughes, donc,
n'était ni crypteur ni décodeur, mais il avait su tirer profit
de sa rencontre avec Louis. Lorsqu'on l'avait contacté pour lui proposer
d'espionner son camarade, il avait été prompt à accepter.
Et pour ne pas ternir l'image qu'il se faisait de lui-même, son cerveau
avait élaboré une série d'habiles arguments. La force de
l'auto-persuasion est grande dans ces cas là. D'abord, il pensa que Louis,
en tant que crypteur, trahissait son pays, le monde, voire l'univers. Ensuite,
il parvint même à se convaincre qu'un homme qui travaille sous
une couverture cachant ses véritables activités à ses amis
ne peut pas être honnête. Son esprit atteignait une souplesse digne
d'un gymnaste, ou d'un contorsionniste, avec une aisance à la hauteur
des bénéfices...
Après leur réconciliation, savamment orchestrée par ses
soins, Hughes avait continué à espionner Louis. Comment aurait-il
pu comprendre que Louis puisse l'avoir démasqué puisque Feldmeyer
l'ignorait lui-même ?
En s'immisçant
dans l'appartement d'Aline, Hughes ressentit davantage qu'une simple culpabilité.
Il violait la quiétude d'un sanctuaire, profanait la sépulture
d'un Dieu endormi et oublié. Son pouls avait commencé à
s'accélérer dès qu'il avait introduit la clef. Il s'en
aperçut aux battements lancinants qui résonnaient dans ses tempes
comme d'écoeurantes déglutitions.
La première chose qui attira son attention fut cette collection d'étranges
posters que le disciple de Henri avait contemplé avant lui. Un jour,
Louis lui avait avoué qu'il peignait à l'occasion. Mais en s'approchant,
Hughes ne trouva nulle trace de signature sur les reproductions de tableaux.
Nul doute cependant que le splendide portrait d'Aline devait être l'uvre
du crypteur.
La vision de ce nu troublant ne le plongea pas dans une romantique torpeur,
mais fit monter en lui une bouffée inattendue d'admiration qui le surprit.
Car elle portait vers l'artiste et non vers le modèle.
Parvenu dans la chambre d'Aline, la lassitude avait pris le pas sur la lâcheté
et Hughes, désormais, n'avait nulle envie de fouiller les lieux ; pas
plus que de les quitter. Il s'allongea et, bien vite, s'endormit.
Mais où
est donc passé ce foutu cheval ! Putain de canasson ! Jument de mes deux
!
Il marche dans un désert de Far-West, sur une terre rouge et ocre. Seuls
des buissons secs et des rochers à perte de vue, perturbent le paysage
désespérément plat : pas une seule colline, pas une seule
falaise, aussi loin que peut porter son regard.
Mais il n'est pas inquiet, certain que la situation n'est pas sérieuse.
Cependant, la couleur du ciel l'effraie un peu. Le bleu en est délavé,
blanchâtre, d'une luminosité proche de la phosphorescence.
Tant pis pour elle, je vais me diriger vers quelque chose. Qu'elle crève
dans ce désert ! Il s'imagine la jument encerclée par une armée
d'énormes scorpions. Il rit. Et puis il part. Vers quelque chose. De toute
façon, il est évident que quelle que soit la direction qu'il choisira,
ce sera celle qui y mène. Une évidence. Qui mène à
quoi au fait ? Bah ! Il le saura bien assez tôt.
Au loin, une étrange silhouette remue. On dirait un boeuf musqué.
Le balancement de son long pelage est envoûtant et bizarre comme la danse
d'un sorcier africain ; la masse fantastique de l'animal contrastant avec l'ondulation
souple de son habit de longs crins huileux.
Il regrette un peu que sa monture ne soit pas là pour admirer l'apparition
fantomatique et ondulante. Cela ne fait qu'augmenter sa colère contre
son cheval.
Il se met à gesticuler comme un pantin, agitant les bras dans tous les
sens pour appeler l'animal (puisqu'il est bien sûr interdit de crier dans le
désert, pour une raison qui lui échappe). Mais l'animal n'a que
faire du sourire de l'homme ; ses préoccupations de Demi-Dieu ne s'accordent
pas avec le désir stupide de jeu. Pourquoi se laisserait-il toucher par
Hughes, cet humain, cette extravagance qui court vers lui en gesticulant ?
" Je n'aurais pas du courir, je lui ai fait peur ."
Mais il n'en croit pas un mot. Il dit cela par commodité. Pourquoi l'animal
s'est désintéressé de lui, il n'en sait rien. Alors, il
change d'attitude et parvient à hurler : " C'est ça ! Casses-toi
donc, sale bête ! ". Mais il ne sait plus très bien s'il s'adresse
au boeuf musqué ou à sa jument. Il poursuit ensuite sa route,
bien qu'en réalité il n'y ait pas de route. Il ne trouve pas étonnant
d'entrer dans la cour d'une ferme. Malgré la platitude du paysage, il
ne prend conscience de la présence de la bâtisse qu'à cet
instant. Tout est normal. Il entre dans la cuisine et s'y trouve bien. Mais
bientôt, une nausée terrible le prend car ses narines sont assaillies
par une odeur écoeurante de graisse animale. Puis la nausée se
mue en un engourdissement général. Son corps, ses membres refusent
de se plier à sa volonté. Ils semblent faits d'une pâte
de caoutchouc. Il entend un bourdonnement de mouches, perçoit la chaleur
des braises dans l'âtre. Sortir. Sortir immédiatement ! D'autant
qu'une présence invisible et mauvaise à rendre fou le guette depuis
un coin oublié et sombre de la pièce. Elle se moque de lui, de
son incapacité à bouger. Hughes ne craint pas une attaque de la
chose hostile mais est terrorisé par son insupportable présence,
qui s'empare de chaque centimètre cube d'air, jusqu'à pénétrer
son corps engourdi, sans défense.
Il aimerait tant hurler.
Mais la peur étouffe son être.
Alors il est happé subitement par l'autre monde qui l'exige.
Le réveil ressembla à une chute.
En ouvrant les
yeux, Hughes crut un instant que son cauchemar se poursuivait. D'abord, il ne
reconnaissait pas les lieux ; ensuite, il voyait cette tête diabolique
et ricanante semblant surgir du mur. Cependant, assez vite, le masque -puisque
c'est d'un masque qu'il s'agissait- ne lui parut pas si hostile ; grimaçant
certes, mais pas hostile, non. Ses yeux hallucinés contemplaient avec
anxiété l'issue d'une bataille se situant sur un plan inconnu
des hommes. Le démon à la barbe frisée, dont les lobes
allongés pendaient comme ceux de Bouddha, semblait doué d'une
forme extravagante de sagesse. Avec ses arcades sourcilières saillantes,
ses pommettes aiguës et ses sourcils formant un " v " sévère,
sa dévotion au mal ne faisait aucun doute.
Et pourtant.
Quelle faute avait donc commis cet ange déchu ? Avait-il effrayé
quelque tartufe, ou bien choqué quelque bigote ? Il faut que je cesse
de divaguer, songea Hughes. Et doucement, il se leva, presque étonné
de parvenir à diriger se membres longs et malhabiles ; le souvenir de
son désagréable songe demeurait obstinément présent
à son esprit.
Puis il quitta ces lieux qu'il visitait pour la première et ultime fois.
Sur le chemin du retour, le remords l'assaillit. Et un remords en appelant un
autre, il songea à Louis, à son infâme trahison. L'argent
avait constitué une motivation certaine, mais Hughes soupçonnait
l'existence d'une cause secrète et souterraine, l'ayant contraint malgré
lui à s'abaisser à cette tromperie. Et cette fois, cette vague
impression -qui n'atteignait même pas le degré de structure d'une
intuition- n'avait pas pour but de l'excuser à ses propres yeux. Mais
son esprit, insuffisamment affûté, ne put développer plus
avant cette voie. Les cavernes souterraines demeurèrent obstruées.
Les galeries obscures menant à son salut, refusèrent le dépucelage.
La pluie reprenait
son patient travail de lente destruction sur Paris, poussant les visages des
passants à se fermer davantage, à accélérer le pas
en baissant la tête ; gaulois encore, à la mine renfrognée
et exagérément dramatique, feignant de craindre que le ciel ne
leur tombe sur la tête, simulant le malheur jusqu'à se convaincre
d'être malheureux. Serait-ce par crainte d'être jalousés
par ceux qui ont de véritables raisons de désespérer, ou
bien pour étouffer un sentiment de honte obscure, de culpabilité
inavouée ?
Paradoxalement, Hughes retrouva un peu d'énergie en observant la triste
allure des parisiens en ce jour grisâtre. D'ailleurs, le gris, pour lui,
ne correspondait pas à une couleur de tristesse. Tant de gris différents
se partagent le territoire parisien. Les trottoirs, les murs, le ciel, les costumes
et les pigeons, proposent toutes sortes de gammes d'intensité, de brillance,
de luminosité. Un seul pavé en offre des centaines ; et plus encore,
si l'il franchit la barrière des limites illusoires que l'esprit
lui impose.
Chapitre
9
Expérience
( Kan, Li )
I
En ce onze septembre,
le professeur Adolphe Mesmer se leva d'une humeur particulièrement joyeuse.
La veille, il avait achevé le traitement d'un jeune patient. La gratitude
des parents, combinée à celle -plus subtile et plus pudique aussi-
de l'enfant l'avait beaucoup touché et ému. Certes, le traitement
ne s'arrêtait pas là. Un suivi régulier suivrait. D'ailleurs,
il ne ressentait aucun sentiment de triomphe personnel. La victoire appartenait
avant tout à l'enfant.
Le professeur s'interrogeait toujours sur l'origine des formidables ressources
que des patients -pourtant ancrés dans une situation de grands désordres
intérieurs- pouvaient mobiliser.
Car l'hypnose ne fournit pas l'énergie de ce combat ; seulement le fil
par lequel ce courant d'énergie passe. Tout en se faisant ces réflexions,
le professeur observait le tournoiement régulier de son pendule, qui
décrivait une orbite ovale, bougeant dans le sens des aiguilles d'une
montre.
C'est le moment, songea-t-il. Alors il rangea soigneusement ses lunettes dans
un étui en cuir brun-vert dont l'aspect écaillé évoquait
irrésistiblement la peau d'un reptile. Coiffé d'un chapeau de
feutre anglais, il quitta son luxueux appartement de la rue Saint Paul.
Le professeur Adolphe Mesmer demeurait un des derniers psychanalystes à
utiliser l'hypnose ; une technique pourtant indissociable des premiers pas historiques
de sa discipline. Il travaillait de façon libérale, gagnant confortablement
sa vie. Ces dernières années, il s'était aussi mis à
former des spécialistes de l'auto-hypnose en milieu hospitalier dont
le but était de rendre certains patients autonomes pour des soins quotidiens
lourds et douloureux, comme la pose de sondes. Grâce à l'auto-hypnose,
même des gamins devenaient capables de se poser eux-mêmes ces douloureux
appareils.
Mais l'auto-hypnose
représentait davantage qu'un simple outil thérapeutique pour le
professeur. Celui-ci avait depuis longtemps cessé de s'effaroucher à
la vue de sa pratique donnée en spectacle comme une vulgaire attraction
de foire, ou décrite dans des ouvrages lamentables ; de ceux que concoctent
joyeusement de pseudo-médiums charlatans. Seuls les disciples les plus
bornés de Freud ou d'Adler, avec leurs regards condescendants sur sa
discipline, disposaient du pouvoir de l'énerver, provoquant des accès
de colère brefs mais véhéments. D'une façon générale,
le professeur avait tout d'un homme calme. Fréquemment confronté
aux tempêtes de l'inconscient de ses patients, il avait développé
une nature de roc, surplombée par le phare de son génie tranquille.
Sans faire autorité auprès de ses pairs, il symbolisait l'autorité
; tant par sa compétence que par sa présence intimidante et quasi
théâtrale. Quelles démonstrations magistrales n'aurait-il
pu livrer dans un amphithéâtre ! Mais il ne souffrait aucune contrainte
autre que les siennes. Le milieu de la recherche universitaire, en ce domaine,
en comptait tant, qu'il avait rapidement renoncé à enseigner.
Et ce refus de suivre une ligne toute tracée avait marqué l'arrêt
momentané de ses recherches sur l'hypnose pour une raison bien évidente
: un patient n'est pas un cobaye. Aussi attendit-il patiemment que s'égrènent
quelques années de pratique de l'analyse pure, et de recherches théoriques
sur l'hypnose. Même pendant ces années d'études, il s'était
refusé à pratiquer son art sur des collègues mâles
et femelles, pourtant avides de sensations fortes. Il se souvenait d'une étudiante
pour le moins consentante qui, au courant de sa passion, s'était inventé
des troubles imaginaires que seule l'hypnose aurait pu vaincre, afin de pousser
Adolphe à tenter une expérience sur elle. Dieu seul sait si à
force de l'imaginer elle n'était pas parvenue à s'affubler d'une
véritable pathologie. Mais le professeur avait repoussé ses exigences
avec tact.
Oh ! Des expériences, il en avait quand même pratiqué. Mais
alors, il exigeait de lui même, de la victime et de la situation, toute
une série de garde-fous de natures diverses, tous plus restrictifs les
uns que les autres. Sa prudence, ce professionnalisme naissant, contrastaient
alors avec l'enthousiasme débridé de ses camarades, qui pratiquaient
l'analyse et l'auto-analyse avec un engagement à la mesure de leur pitoyable
maladresse.
Jamais il n'avait affirmé avec fierté : " J'ai fait mon auto-analyse
", comme on proclame " Camarades! J'ai fait mon autocritique ".
Car pour lui, jamais l'auto-analyse du praticien de l'hypnose ne devait être
considérée comme achevée. Chaque nouvelle séance
avait le pouvoir de réveiller une faille oubliée, voire d'en creuser
une nouvelle. Toutefois, une seule chose était parvenue à ébranler
sa santé mentale jusque là. Même à la mort de sa
femme, douze ans auparavant, il avait réussi à analyser sa peine
sans l'étouffer. Alors, mis à part les traitements qu'il eut été
dangereux d'interrompre, il cessa ses activités pour se consacrer à
la rédaction d'un ouvrage.
Mais il n'avait pas été publié et n'avait pas cherché
à l'être. Pourtant, le professeur était fier de son uvre
: dense, chargée de son expérience, de son talent, le livre aurait
pu connaître un certain succés. Mais l'ouvrage lui semblait trop
empreint du pessimisme qui avait teinté sombrement ces deux années
ayant suivi le décès de Mathilde. Et puis, sa faible notoriété
auprès de ses pairs ne contribuait pas à l'encourager. Si bien
qu'au final, seuls quelques amis ou collègues, ainsi qu'une douzaine
d'étudiants avaient consulté les quelques exemplaires de son étude.
Parmi ces rares lecteurs, un en particulier fit montre d'une grande curiosité
et vint même l'interroger à son domicile. De façon inattendue,
c'est cet homme là qui avait été responsable du seul choc
psychologique sous l'onde duquel il avait craint de perdre la raison. Et c'est
chez cet homme là que Adolphe Mesmer se rendait.
Du coup, son humeur joyeuse en ce jour avait de quoi surprendre...
II
Quand Louis, par
le judas de la porte, aperçut sa mine joviale, il pensa d'abord à
un démarcheur commercial. Mais le chapeau de l'inconnu et son élégance
eurent tôt fait de chasser cette idée. D'autant plus que le visage
lui parut soudain familier. A cet instant, Louis sut avec certitude de qui il
s'agissait. Avant d'ouvrir cependant, il attendit quelques secondes pour retrouver
le nom du médium.
" Bonjour professeur.
- Bonjour Louis. Heureux de vous retrouver enfin. Mesmer se rendit compte du
malaise de Louis, qui n'avait pas osé l'appeler par son prénom.
Aussi tenta-t-il de le rassurer. Il ressentait lui-même une certaine gêne
à vouvoyer ainsi un ami de longue date, mais cela était nécessaire
pour l'instant. Il ne fallait pas brusquer les choses. Il poursuivit :
- Votre femme est-elle présente ?
- Oui, elle est là.
- Tout se passe bien pour vous deux ?
- Oui, mis à part une certaine confusion.
- C'est normal, rassurez-vous. Cette impression devrait cesser dès aujourd'hui.
Mais pour cela, j'aurais besoin de toute votre coopération.
Tout en parlant, Adolphe avait retiré son manteau et son chapeau et les
avait accrochés au portemanteau. Le naturel de ses gestes suggérait
qu'il ait déjà connu l'appartement de Louis Feldmeyer.
- Nous devons participer à une séance qui marquera la fin de votre
hypnose. Cela ne devrait pas être trop pénible, à la condition
que vous m'accordiez toute votre confiance.
- Vous l'avez.
- Votre femme aussi ?
- Je vais l'appeler.
Il n'en eut pas besoin car Aline vint. Lorsqu'elle vit le professeur, elle eut
un léger sursaut et porta un doigt à sa bouche, en prenant une
moue enfantine. Puis un large sourire illumina son visage.
- Bonjour Adolphe, lança-t-elle.
Mesmer aurait préféré que la mémoire d'Aline lui
revienne au même rythme que Louis. Ce dernier pourrait se sentir exclu
par cette différence.
- Pour l'expérience d'aujourd'hui, je vais d'abord m'entretenir avec
chacun de vous. Séparément. Pas d'objections ?
Aline fit un signe d'acquiescement tout en regardant Louis dont elle percevait
elle aussi le trouble. Par ce simple regard, elle effaça apparemment
chez lui les dernières traces de méfiance.
- Je propose que nous commencions tout de suite dans la salle de travail. Avec
toi Louis, si tu veux bien. Il serait préférable que nous ne soyons
dérangés sous aucun prétexte le temps que durera l'entretien.
Cela ne devrait pas être trop long. L'essentiel du travail a déjà
été effectué voilà plusieurs mois, comme vous devez vous
en douter.
- Allons-y, confirma Louis. Il avait maintenant hâte d'entendre ce que
ce sympathique individu à la bonhomie engageante allait lui dire. L'étude
des documents de la mallette, par son apparente abstraction, ne suffisait pas
à le contenter.
En fait, ce fut Louis qui parla le plus. Evidemment. En premier lieu, le professeur
le questionna longuement sur toutes les sensations désagréables
qu'il avait pu ressentir pendant les mois de cette expérience unique
d'auto-hypnose, particulièrement durant cette dernière semaine.
Il se montra si insistant dans sa traque des troubles éventuels de Louis
que ce dernier eut l'impression de faire face à un chasseur déterminé.
Mais il se plia à ce harcèlement de questions, même les
plus indiscrètes ; même lorsque le professeur aborda le sujet de
ses relations avec Aline.
Pendant toute la durée de la séance, Louis ne quitta pas des yeux
le pendule que Mesmer tenait d'une main faussement négligente, comme
le médium le lui avait demandé. Il suivait les directives sans
restriction ; certain que le médium agissait pour son bien.
Enfin, lorsque Louis crut que la séance prenait fin, Adolphe Mesmer l'avertit
que le plus important arrivait. Il sortit de sa poche une lettre cachetée,
avec un soin exagéré, comme s'il avait présenté
les reliques d'un saint. Il tendit ensuite la lettre au crypteur.
" Tiens, tu vas reconnaître ton écriture. Je te demanderai
de lire ces quelques mots à haute voix en prenant ton temps. Des idées
risquent de se bousculer, de surgir brusquement. Ne cherche pas à les
arrêter. Si cela devient trop désagréables, attend un peu
plus longtemps avant de passer au mot suivant ."
Louis, après
avoir reconnu son sceau, décacheta l'enveloppe et en tira la feuille
qui contenait une quinzaine de mots. A la fin de la lecture, Louis aurait été
incapable de dire combien de temps s'était écoulé. Certains
mots avaient appelé de vagues associations d'idées, d'autres de
véritables tempêtes mentales et un ou deux vocables provoquèrent
la levée d'un douloureux maelström de concepts. Les idées
défilaient si vite qu'il n'avait pas le loisir de les identifier clairement.
Louis souffrait de se sentir comme un ordinateur dont le processeur surchauffé
se serait emballé.
Mais quand le dernier mot de la liste fut prononcé, l'impression dominante
fut le soulagement. Une paix dont il aurait profité béatement
si le regard attentif du professeur n'avait pas été posé
sur lui.
" Nous avons réussi, Adolphe, reconnut-il.
- C'est ce que je crois, en effet ."
Puis le professeur voulut tempérer cet optimisme dans la mesure où
la séance d'Aline restait à mener, mais il se ravisa pour ne pas
inquiéter Louis. Peut-être craignait-il également que le
crypteur y perçoive un reproche à peine voilé.
L'entretien avec
Aline suivit exactement le même schéma. Il dura toutefois plus
longtemps que le premier, ne s'achevant que vers vingt heures trente. Adolphe
s'y attendait.
Comment aurait-il pu en être autrement ? Pendant des mois, Aline avait
vécu avec un homme qu'elle n'aimait pas, tout en étant convaincue
de l'aimer. Puis elle l'avait quitté pour rejoindre l'homme qu'elle aimait
tout en le détestant.
L'auto-hypnose faisait du souvenir une planète en mutation perpétuelle.
Des éboulements en masquaient temporairement des parcelles, des effondrements
en faisaient disparaître d'autres. De nouveaux souvenirs perçaient
la surface pour se dresser, neufs ; et une érosion accélérée,
à grands coups de burin, de raclements de lime, modelait une mémoire
devenue méconnaissable.
Chez Aline, une véritable tectonique des plaques de la mémoire
était à l'uvre. Des mois de souvenirs reposant sur une couche
de sédiments de mensonges devait glisser sous un continent de vérités
nouvelles et anciennes, comme ces montagnes jeunes qui font se soulever d'anciens
volcans aplanis par le temps. Et toute cette activité souterraine portait
en elle des risques de cataclysmes intérieurs.
La difficulté pour le professeur consistait à évaluer ces
dangers. Heureusement, il n'était pas aussi démuni face à
ceux-ci que l'homme face aux catastrophes naturelles. Cependant, des effets
inattendus risquaient toujours de survenir, car aucun élément
de la planète miroir ne pouvait être considéré isolément.
Un réseau inextricable de liens subtils les unissait dans un étrange
magnétisme tellurique. Ce qui pouvait apparaître comme un détail
dans l'instant pouvait se révéler essentiel par la suite.
Lorsque Louis entendit Aline crier, vers la fin de la séance, il faillit se précipiter dans la salle. Il dut lutter farouchement contre ce réflexe, errant dans l'appartement à la recherche de quelque chose qui lui permette d'occuper son esprit. Mais les cris cessèrent et à l'issue de la lecture des mots de la liste, Aline retrouva tout son calme.
Ce soir là,
ils dînèrent tous les trois en ville, où nul n'aurait pu,
en les voyant, soupçonner l'incroyable étrangeté de leurs
existences.
Cette nuit là, Aline et Louis firent l'amour avec une gravité
inhabituelle, mesurant leurs gestes, conscients de l'importance particulière
de s'unir en ce jour. Quant à Adolphe, il s'endormit seul. Mais la solitude
le frustrait moins que le fait de n'avoir pu en apprendre davantage sur le plan
de Louis, d'avoir été une fois de plus utilisé par le crypteur.
Un comble pour un hypnotiseur... Et surtout, il avait malgré lui commis
une erreur. Ses craintes au sujet d'Aline portaient sur la relation triangulaire
de celle-ci avec Hughes et Louis. Et voilà que ce schéma était
perturbé par un autre personnage : Aline ne lui avait rien caché
de sa rencontre avec un jeune homme prénommé Eric. Aussi sentait-il
qu'une frange de l'expérience lui échappait, à cause des
silences de Louis sur les fondements réels de son mystérieux plan.
Feldmeyer l'avait pourtant prévenu dès le départ de leur
collaboration de son obligation de lui cacher des choses. Il l'avait fait avec
une honnêteté à laquelle Adolphe avait été
sensible.
III
L'enlèvement
du professeur Adolphe Mesmer, le lendemain, ne suscita guère que quelques
courts articles dans la presse ainsi qu'un petit reportage aux informations
régionales. Les indices étaient peu nombreux et l'unique témoin
se vit contraint à répéter sans cesse la description du
peu qu'il avait observé.
Non il n'avait pas eu le temps de noter le numéro de la plaque d'immatriculation
du véhicule dans lequel deux hommes avaient poussé la victime.
Non il ne saurait les reconnaître, ne les ayant aperçus que de
dos. Non le professeur ne se débattait pas. Mais il avait crié.
Brièvement, stupidement. Oui. Sa tête avait dû heurter le
bord du toit du véhicule. Ce que je faisais là ? Un simple jogging.
Toujours est-il que sans ce témoin, Dieu sait au bout de combien de temps
sa disparition aurait été remarquée. Un journal émit
même l'hypothèse d'un canular destiné à assurer une
publicité au médium -un précédent ayant déjà
existé-. Une hypothèse qui tourna court dans la mesure où
Mesmer n'était pas sur le point d'éditer un livre et surtout,
la fin de l'affaire jeta définitivement sur cette diffamation un discrédit
total.
Louis, lorsqu'il
apprit l'enlèvement de son ami, fut profondément accablé.
Il dut trouver la force de se présenter à la police pour témoigner.
Après tout, il était la dernière personne à avoir
vu Mesmer. Il demanda à l'inspecteur qu'il rencontra de ne pas citer
son nom, et de tenir Aline à l'écart de cette affaire. Heureusement,
un alibi solide les innocentait tous deux et ils ne furent guère dérangés
au cours de l'enquête, si ce n'est par la visite inopportune d'un inspecteur
zélé, que Louis parvint à éconduire sans difficulté.
Louis s'en voulait doublement. Pour les faits d'abord, mais aussi en raison
de sa peur que cet événement imprévu ne remette en question
la bonne marche du plan.
Aline se désolait de le voir se tourmenter. Les choses auraient été
plus faciles pour le crypteur si Adolphe avait accepté de participer
à son plan en parfaite connaissance de cause. Mais cela n'était
pas le cas. Il l'avait fait embarquer dans un navire dont le médium n'appréhendait
pas l'envergure. Cependant, Louis s'imaginait pouvoir faire quelque chose pour
Adolphe car d'après ce qu'il comprenait,
MON PROPRE GROUPE A ENLEVÉ ADOLPHE MESMER !
Cela ne l'excusait
pas, bien sûr. Mais la situation pouvait être retournée à
son avantage. A condition de jouer serré. La séance avec Adolphe,
surtout la lecture des mots de déclenchement lui avait confié
une vitalité nouvelle, que la culpabilité ne faisait qu'assombrir
sans l'ébrécher.
Chapitre
10
La poche
( Zhong Fu, Bi )
I
Ce matin, j'ai
détesté la sonnerie de mon réveil. Je n'aime pas me lever
quand il ne fait pas encore jour. J'ai quitté la chambre et, une fois
dans la salle de bain, quand j'ai allumé la lumière, l'éblouissement
m'a fait comme un choc de plein fouet. J'ai même du refermer les yeux
tellement ça me faisait mal. Ça faisait comme si les traits de
lumière passaient par mes pupilles pour aller griller mon cerveau. J'ai
bien failli faire ma toilette dans le noir, mais ça se fait pas.
Maman avait oublié de refermer le Thermos de café, alors j'ai
du y rajouter du lait bouillant. Dommage. J'aime bien prendre le café
sans lait. Maman ne veut pas mais comme elle part très tôt, je
le fais quand même. J'ai trouvé le truc : je vide du lait dans
l'évier, comme ça, elle croit que j'en ai mis. C'est pas bien,
je sais, de gâcher comme ça. Mais elle a pas beaucoup de raisons
d'être mécontente de moi, je trouve. Par contre, hier, elle était
en pétard après moi. Ça fait longtemps qu'elle ne me punit plus,
mais elle peut crier très fort.
Elle a rouspété parce qu'elle m'a vu descendre de chez monsieur
Louis. Elle veut plus que je le vois. Je l'aime bien pourtant. Quoique je l'aimais
plus avant, au début. Il me donnait pas d'argent (normal, il me demandait
pas de lui rendre de services non plus), mais c'est pas pour ça.
Au début, il avait toujours des trucs marrants à me montrer. Il
m'apprenait des petits tours de magie. J'aimais bien ça, ses tours à
lui, parce qu'il y avait jamais de truc. Je me souviens, un jour, il a prit
une bande de papier et il a collé les deux bouts après avoir fait
faire un demi-tour à un des bouts. Ça faisait un anneau tordu. Un anneau
de Mébius, je crois. Et puis il m'a filé un ciseau et m'a demandé
de couper la bande par le milieu sur toute la longueur. Ça a fait deux anneaux
imbriqués. Là, il m'a dit de refaire pareil avec les deux. Je
pensais que ça en ferais quatre. Même pas ! Il y en avait que deux.
Mais plus long. Et là, y avait pas de truc vu que c'est moi qui ai découpé.
Même que c'était pas facile.
Des tours comme ça, il en connaît plein.
Je sais pas pourquoi elle le déteste tant. Quand on le croise dans l'immeuble,
elle ne répond jamais s'il lui dit bonjour. La concierge non plus, elle
l'aime pas. Je l'ai entendu un jour qui racontait à une dame de l'immeuble
qu'il recevait des gens bizarres tard le soir. Je ne vois pas ce qu'il y a de
mal à ça. C'est vrai qu'il est pas banal.
Si j'étais fatigué ce matin, c'est aussi parce que hier, j'ai
fait une mission pour lui. Comme un vrai agent secret. C'était bien,
même si j'ai eu un peu peur en attendant dans la gare. Et puis ça
n'a pas été facile de trouver une excuse pour me lever et partir
si tôt. Aussi tôt que maman.
Je lui ai dit que j'allais retrouver des copains pour visiter une boulangerie
où travaille le père d'un pote. J'étais fier de ma trouvaille.
Mais ça, c'était avant le déjeuner. Avant que maman ne
trouve les billets dans ma poche.
Elle a pas voulu croire que c'était mes économies. Elle a dit
que j'avais dû les voler dans la caisse de la boulangerie. Du coup, elle
voulait appeler la boulangerie pour vérifier. Alors j'ai pas eu le choix.
Je lui ai avoué que la boulangerie n'existait pas. Que j'avais tout inventé
pour faire une course pour monsieur Feldmeyer. Elle avait l'air si fâchée.
Alors j'ai pleuré. Un peu seulement. Du coup, elle m'a pas engueulé.
Le soir seulement, elle est venue dans ma chambre avec son air grave qu'elle
prend quand elle veut me dire quelque chose d'important. Comme à une
grande personne. Je ne sais pas comment dire mais dans ces moments là,
je n'arrive pas à savoir si je suis content ou malheureux.
Je ne me rappelle pas tout ce qu'elle m'a dit parce que je pensais à
plein de chose en même temps qu'elle me parlait. Ce dont je me souviens,
c'est que je lui ai pas tout dit sur le service rendu à monsieur Louis.
Je ne lui ai parlé ni de la mallette, ni de la jolie dame qui me l'a
remise à la consigne de la gare.
Après,
elle est montée chez monsieur Louis, mes trois cent cinquante francs
à la main, tout froissés car elle les serrait très fort.
Elle voulait lui rendre. Mais il n'était pas chez lui. Alors elle a changé
d'avis et m'a rendu l'argent. Après tout, je l'avais gagné cet
argent. Alors qu'elle, elle ne gagne pas la moitié de l'argent qu'elle
a. C'est mon cousin José qui me l'a expliqué. Ça s'appelle une
pension alimentaire malgré que ça sert pas qu'à acheter
à manger.
Maman m'a fait promettre de ne plus accepter d'argent de lui. J'ai voulu lui
demander si je pouvais quand même monter le voir de temps en temps. Mais
je me suis retenu. J'avais trop peur qu'elle refuse. Après, je me suis
relevé pour noter ma journée sur mon journal. C'est pour ça
aussi que ce matin j'étais fatigué. A l'école, le prof
s'est moqué de moi et toute la classe a ri. Il pleuvait dehors et comme
j'étais près de la fenêtre, je regardais les gouttes d'eau
sur la vitre. J'avais jamais remarqué que c'était si drôle
à voir. Les gouttes descendent doucement et quand elles passent tout près l'une de l'autre, elles s'attirent d'un coup. Alors ça fait
une grosse goutte qui se met à descendre très vite. Et là,
forcément, elle rencontre plein de gouttes. Ça fait une longue traînée
d'eau. Mais après, la traînée se transforme en gouttes.
Et puis ça continue.
Le prof a cru que je regardais dehors. C'est là qu'il m'a fait une remarque
que je n'ai pas entendue parce que je faisais pas attention. Ça ne devait pas
être très gentil puisque toute la classe a rigolé.
Ce soir, maman était de meilleure humeur, comme si elle avait oublié
toute l'histoire. Moi par contre, ça va pas fort. Pendant le repas, à
la télé, ils ont parlé du docteur qui s'est fait enlever.
Heureusement que maman elle regardait distraitement les informations, sinon,
elle aurait sûrement reconnu le type. Ça faisait longtemps mais je me
souvenais que je l'avais vu plusieurs fois avec monsieur Louis ou seul dans
l'immeuble. Impossible de le rater : il était grand et un peu gros. Dans
la cage de l'ascenseur, il ne pouvait pas monter avec plus d'une personne. Une
fois, j'avais du grimper à pied pour laisser maman monter seule avec
lui. Il avait poliment proposé de céder la place, mais j'avais
dit non ; j'aime bien monter les marches quatre à quatre pour faire la
course avec l'ascenseur. Je gagne tout le temps, bien sûr. Maman, en montant
avec lui, avait fait une drôle de grimace. Elle aime pas être serrée
avec les gens. Jamais elle ne prendrait le métro. Si la voiture est en
panne (ce qui arrive souvent cette année), elle préfère
encore marcher une demi-heure plutôt que de prendre les transports en
commun.
Enfin bref, je l'ai reconnu et je ne sais pas trop quoi faire ni quoi penser.
Les missions de monsieur Louis, je trouvais ça excitant. Mais si les
gens qui le rencontrent se font enlever, c'est dangereux !
Je me demande si je lui dirai que j'ai reconnu son ami à la télé.
Il pourrait dire comme dans un film : " Tu en sais trop, Diego... ".
Et là, il sortirait un gros revolver et me tuerait. Non, je blague. Je
suis sur qu'il ne ferait pas ça. Il ne m'aurait pas appris tant de choses
s'il ne me faisait pas confiance.
C'est justement lui qui m'a appris à bien observer les choses et les
gens pour se souvenir facilement. Il m'a enseigné par exemple comment
se faire une poche imaginaire dans la tête pour y ranger des souvenirs
qui y sont toujours à portée de main. On peut les sortir, les
échanger. Mais il faut prendre garde à ne pas y mettre des choses
trop pointues ou trop coupantes, sinon la poche se perce et on peut tout perdre
ce qu'y a dedans.
Moi j'y mets des souvenirs d'antisèches ou parfois des choses sans importance,
comme quand on garde des tas de petits objets inutiles dans une boite. Des fois,
au début, je mettais des trucs idiots, juste pour vérifier que
ça marche. Même après plusieurs semaines, quand il m'arrivait
de vérifier ce qu'elle contenait, je retrouvais toutes ces choses, là
où je les avais glissées, comme par magie.
D'ailleurs, ça fait longtemps que j'ai pas regardé dedans.
C'est bête que j'ai pas connu ça avant. J'aurais mis des souvenirs
de mon père. Comme dans des petits extraits de film au camescope. Sauf
que j'aurais pu y jeter un coup d'il à n'importe quel moment. Il
aurait fallu que je choisisse un moment tout simple dans une journée.
Un repas. C'est pas trop pointu comme souvenir, ça ne risque pas de déchirer
la poche. Et puis, les moments importants, je me les rappelle normalement. Mais
c'est moins net que dans la poche. Là, sur un repas, je me serais souvenu
de chaque plat ; peut-être de chacun de ses coups de fourchette, jusqu'à
quelle hauteur il se serait servi le vin dans son verre, et toutes ses paroles
bien sûr, je me les serais rappelées.
Même quelqu'un qu'on aime, si on ne le voit pas pendant longtemps, il
arrive qu'on ait du mal à se souvenir de son visage. Comme mon oncle
Pedro. Le frère de mon père. Je ne le revois plus depuis... Depuis
des années. C'est comme si je l'avais trahi, de ne plus me rappeler son
visage.
Maman a fait disparaître toutes les photos.
Elle aussi, c'est une drôle de magicienne dans son genre.
II
En fait, je me
demande si maman n'a pas été voir monsieur Louis aujourd'hui. Ça lui ressemblerait bien. Faire semblant de lâcher prise pour mieux attaquer
après. Dans ce cas, tout va bien, parce qu' elle n'aurait pas été
de si bonne humeur si cela s'était pas passé comme elle le voulait.
Seul monsieur Louis pourrait me le dire. Parce que cet après-midi, j'étais
à l'école.
Je repense parfois à la femme de monsieur Louis. Aline de Hautefort.
Avant, il y avait son nom sur la boite aux lettres avec celui de monsieur Louis.
Après, son nom a été enlevé. Et puis après,
elle est partie. Ça fait comme si elle était partie petit à petit.
D'abord son nom, et puis longtemps après, elle même. Je n'ai jamais
osé lui demander à monsieur Louis. Le premier mois, j'ai cru qu'elle
était partie en vacances, mais après quelque temps, je me suis
bien rendu compte qu'elle ne venait plus. Ils avaient l'air de s'aimer pourtant.
Même juste avant leur séparation.
Pas comme maman avec mon père.
J'étais petit à l'époque. Et les adultes s'imaginent que
quand on est petit, on ne comprend rien. Il faut dire que ça a ses avantages.
Pour tout le monde. Enfin, surtout pour eux. Parce que si on est pas censé
comprendre, on est pas non plus censé donner son avis. Sinon, j'aurais
dit à maman de garder les photos. Ou seulement quelques-unes ; juste
pour moi.
Il n'y a qu'à monsieur Louis que j'ai raconté toute l'histoire.
Lui, il m'a écouté sérieusement. Sans me plaindre bêtement,
mais en me demandant ce que moi j'en pensais " vraiment ". Sans chercher
à me consoler. Pour ça, maman sait comment faire, je n'ai besoin
de personne d'autre.
Oh ! J'avais déjà été sur le point de tout dire,
une ou deux fois auparavant. A un copain et à une prof l'an dernier.
Mais même dans ces cas là, quelque chose m'avait comme retenu. Avec
monsieur Louis, c'était tout le contraire ; je m'étais senti poussé.
Sauf que depuis que madame Aline est partie, je ne sens plus les mêmes
choses. Mais je me rends compte que je devrais pas lui en vouloir. Des fois,
on me dit que je suis trop égoïste. Enfin... maman surtout. Je sais
ce que ce mot veut dire, mais je ne me sens pas concerné. C'est comme
si on me parlait de quelqu'un d'autre.
C'est vrai qu'au collège, je ne suis pas le seul à avoir des parents
divorcés. Mais les autres, en général, voient leurs deux
parents ; même si c'est que pendant les week-end ou les vacances. Alors
que moi, je n'ai ni père, ni beau-père, ni frère, ni soeur,
ni demi-frère, ni demi-soeur.
Alors peut-être qu' " égoïste " ça s'adresse
bien à moi, mais c'est pas de ma faute. Si j'achète un jeu d'échec
avec l'argent de monsieur Louis, avec qui j'y jouerai ?
Chapitre
11
C'est ici que le temps devient espace
( Heng )
I
" - Alors
? demanda-t-elle.
- Alors Louis Feldmeyer code à tout va. Il s'agit d'un projet d'une envergure
inhabituelle. Ce qui m'a conduit à envisager les choses avec une prudence
toute particulière.
- Un de vos hommes a tout de même disparu.
- Oui. Mais il s'agissait probablement d'un traître. Le décrypteur
Henri Messe me l'a suggéré. Et vous savez combien il est pertinent
en général.
- Moui... Mais continuez, je vous ai interrompu.
- J'ai d'abord supposé que Feldmeyer se consacrait à un cryptage
personnel, sans aucun aval. Mais il faut se méfier. C'est peut être
ce qu'ils souhaitent nous faire accroire. Par mesure de sécurité,
j'ai fait procéder à une double surveillance de ses travaux. Et
les indices découverts par mes deux espions promettent de lourds efforts
pour décoder le travail de Feldmeyer.
- Une chose cependant n'a pas fonctionné.
- C'est exact. Mais c'était le risque à courir en plaçant
deux personnes sur le même sujet. Il s'est produit une interférence
pour le moins perturbante dans le travail de mes espions. L'un d'eux a avancé
la date d'une opération qui a alors coïncidé avec l'opération
de l'autre. Du coup, je me retrouve dans une situation un peu délicate.
Henri Messe dispose de plus d'information que prévu.
- Cela peut-il être dangereux pour nous ?
- Ca l'est surtout pour lui. Il a entre les mains des documents qui n'étaient
pas destinés à être décodés par lui. Son intuition
lui a révélé des éléments que sa conscience
n'a pas pu intégrer ; et son esprit est en proie à une tension
extrême.
- Cette histoire a au moins le mérite de nous enseigner quelque chose
pour l'avenir. Il faudra dorénavant séparer plus clairement la
collecte du décodage afin de mieux maîtriser l'information.
- Effectivement, cela ne se serait pas produit si l'homme de main de Henri Messe
n'avait pas endossé le double rôle d'espion et d'apprenti décrypteur.
- Et cela, vous ne l'avez pas choisi. Vous étiez même contre, si
je me souviens bien. Mais nous ne vous avons pas écouté. C'est
bien cela ?
- Il ne s'agit pas d'un reproche. A l'époque, je n'avais pas pu ou pas
su argumenter dans ce sens. Je ne cherche pas à échapper à
mes responsabilités. Mais pour être franc, je crois sincèrement
que ma retraite prochaine m'a conféré un rôle inconfortable
au sein de l'Organisation. Beaucoup souhaitent que je me retire progressivement
et attaquent une à une mes prérogatives. Si je ne parviens pas
à décrypter le plan de Feldmeyer, ils auront un argument de plus
pour limiter mes pouvoirs, et donc mon efficacité. C'est un cercle vicieux
dont il faut sortir au plus vite.
- Personnellement, je ne peux rien vous garantir.
- Je ne demande aucune aide particulière. Seulement, si le plan de Feldmeyer
a bien l'envergure que je lui suppose, l'Organisation aurait tort de le prendre
à la légère.
- Que suggérez-vous ?
- Utilisons le Sphinx.
- C'est impossible, vous le savez bien. Le programme n'est pas prêt.
- Ce n'est pas le programme qui n'est pas prêt. C'est nous ! D'où
sont venus les principaux retards ? Pas de l'équipe qui développe
le Sphinx.
- Vous avez oublié le père du projet. Le moins que l'on puisse
dire, c'est qu'il est indissociable de son uvre.
- Je le sais, n'oubliez pas que nous avons travaillé en étroite
collaboration avant qu'il ne s'intègre totalement à Sphinx. Ce
n'est que depuis lors, qu'il m'est interdit de le rencontrer.
- C'est vous même qui tout à l'heure regrettiez le mélange
des rôles. Rencontrer actuellement le créateur de Sphinx sort de
vos attributions.
- Soit, mais j'exige que cette conversation fasse l'objet d'une mesure A.S.
- A votre aise. Mais je doute qu'on ait un jour besoin de la sortir des archives
spéciales.
- Faire des prévisions ne sort-il pas de vos attributions ? ."
Ils rirent tous deux. La tension qui avait accompagné cette joute verbale
méritait d'être évacuée. Ils rirent même franchement,
car la raison de cette tension n'était pas une inimitié entre
le Ko et son interlocutrice. Au contraire, Paula Guillaume appréciait
le Ko. Mais le protocole de l'organisation exigeait dans les relations entre
ses intervenants un détachement total, une absence absolue de tout sentimentalisme.
Paula souleva une petite trappe métallique sur le coté de son
bureau, découvrant une niche et un petit clavier. Après avoir
éjecté la cassette de la niche, elle se leva pour aller chercher
un tube dans une armoire. Elle glissa ensuite la cassette dans l'objet chromé
qui évoqua chez le Ko un petit obus. Puis elle glissa le tube dans l'orifice
prévu sur le mur, le poussant d'un coup sec.
Cet équipement mi-archaïque, mi moderne, se retrouvait chez tous
les membres éminents de l'Organisation. Les conversations, systématiquement
enregistrées, pouvaient être stockées à la demande
unilatérale d'un des interlocuteurs présents. Cette procédure
réduisait la dilution des responsabilités en cas de problème
ou de conflit. Quand bien même la mise en archive n'était demandée
par aucun des participants, cette procédure jouait de façon préventive,
interdisant tout propos susceptible d'être démenti par la suite,
par son auteur. Petit à petit, les membres importants de l'Organisation
avaient appris à ne pas négliger cette épée de Damoclès.
Ils avaient même si bien intégré mentalement cette contrainte,
qu'ils n'éprouvaient que rarement le besoin d'avoir effectivement recours
à la " mesure A.S. ".
Bien entendu, cela donnait aux dialogues une coloration un peu artificielle,
prudente, et favorisait l'emploi du double sens, de l'allusion, de l'humour
aussi, parfois. Mais abuser de l'ambiguïté ne constitue qu'une illusoire
protection face à un décrypteur.
" Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous ". voilà
en définitive ce que semblait clamer la procédure A.S.
Le Ko en avait été l'instigateur. Il avait alors bâti un
solide dossier pour défendre sa proposition, dans lequel l'aspect ludique
de la procédure n'avait pas été éludé.
Par certaines caractéristiques, l'Organisation pouvait évoquer
une lourde administration. Mais un examen à peine approfondi suffisait
à découvrir combien elle s'en distinguait. Radicalement. Peut-être même l'Organisation représentait l'antithèse
de l'administration puisque à l'inverse de celle-ci, sa vocation consistait
à rendre globalement clairs des éléments individuellement
chaotiques. En un mot : décrypter.
II
Le Ko fit une
visite à la section renseignement. Mais aucune nouvelle de son homme
de main ne put lui être révélée. Alors il décida
de réfléchir. Pour cela il s'accorda une séance de caisson
à isolation sensorielle dans un institut de beauté de son quartier.
Cette technique, inventée par un professeur américain dans les
années soixante était apparue en France au début des années
quatre-vingts. L'engouement pour les séances de caisson n'avait cependant
pas duré et cette pratique s'était peu à peu raréfiée.
Le caisson ressemblait
à une énorme baignoire ronde, avec un couvercle muni d'un sas
pour y pénétrer. Dedans, une trentaine de centimètre d'une
eau spécialement salée, permettait de s'étendre et de flotter
béatement. Avec sa petite taille, le Ko y disposait d'une surface tout
à fait suffisante pour peu à peu oublier la présence des
parois.
Les cinq premières minutes de la séance permettaient de s'accoutumer
à ce milieu insolite. La trappe restait entrouverte, laissant filtrer
quelques rais de lumière. Le plus difficile, une fois étendu à
la surface de l'eau, consistait à se laisser aller totalement. Le Ko
éprouvait une difficulté particulière à décontracter
sa nuque. Crispé, il s'efforçait au début à garder
la tête hors de l'eau, alors que le sel y suffisait. Après ces
cinq premières minutes, une hôtesse venait pour refermer le sas.
C'est alors que l'expérience de l'isolation sensorielle commençait.
Etre sourd.
Aveugle.
Plus aucun effort.
On finissait même par oublier l'eau, dont la température était
soigneusement maintenue à 36,7 degrés. Et même le temps,
en l'absence de tout point de repère, de toute référence,
s'évanouissait dans l'obscurité ; il devenait un concept mort,
vidé de sa substance. Sauf parfois, lorsque le Ko percevait les battements
de son coeur. Mais même dans ce cas, le temps se montrait si distordu,
que la fin de la séance le surprenait toujours ; lui paraissant survenir
trop tôt ou trop tard.
En tout cas, l'expérience lui plaisait. Chaque fois, elle lui semblait
frappée par le sceau de la nouveauté. Une fois le corps oublié,
rendu inutile par la disparition des sens, l'esprit devenait maître. La
conscience franchissait rapidement quelques étapes avant d'accéder
à un état spécifique, paradoxalement coincé entre
rêve et lucidité. Un lieu idéal de méditation onirique,
ou de rêve méditatif, selon les jours.
Quelques éléments cependant, perturbaient parfois cet instant
privilégié. Un sifflement nasal, un bourdonnement d'oreille, une
goutte d'eau dans les yeux, dont le sel piquait vivement. Parfois le corps dérivait
doucement dans le caisson sans qu'on s'en rende compte, et une épaule
ou une main heurtait mollement le rebord. Quelquefois aussi, le caisson était
soumis à une légère vibration. Peut-être venait-elle
du circuit de renouvellement continuel de l'eau, ou bien était-ce le
métropolitain ? Le Ko n'avait jamais pu le déterminer avec certitude.
D'ailleurs, cette vibration silencieuse ne le gênait guère.
Pour le Ko, chaque séance constituait un déchirement dans l'espace-temps.
Car sa cogitation atteignait une telle intensité, qu'elle valait bien
une journée de réflexion. Et une seule heure de caisson le reposait
davantage que plusieurs heures de sommeil.
Lorsque le Ko sortait par le sas, un temps d'adaptation était nécessaire.
Chaque geste semblait alors lourd et gauche. Dehors, lorsqu'il quittait l'institut,
l'agitation parisienne prenait des allures de fourmillement démentiel
et inutile. Si les chefs d'état de toutes les nations pratiquaient le
caisson, aimait à dire le Ko, bien des guerres auraient été
évitées.
Ce jour là, quand l'hôtesse vint pour refermer le sas, le Ko avait
déjà atteint un état de décontraction si plein qu'il
mit quelques secondes à répondre à son immuable question,
qui avait pour unique but de déceler les rares individus sujets à
des crises de claustrophobie dans le caisson. Car le dernier des anxieux s'y
serait relaxé malgré tout. Au pire, on risquait davantage une
crise d'agoraphobie à la sortie... Surtout lorsque, comme le Ko, on atteint
une taille tellement au-dessous de la moyenne.
Le Ko entendit à peine le sas se refermer, pas plus que le départ
de l'hôtesse. Alors il médita,
décoda
décrypta. Mais il découvrit surtout qu'il lui manquait l'essentiel.
Dans ses pitoyables mensonges, Henri lui avait finalement révélé
beaucoup de choses. Et pour le Ko, désormais, il ne faisait nul doute
que les photos de la bibliothèque de Louis comprenaient un secret formidable.
" Le savoir est dans les livres ", songea-t-il distraitement.
A ce stade de
sa méditation, comme d'habitude lorsqu'il se sentait franchir une étape
durant la séance, il ignorait combien de temps encore il pourrait rester
étendu dans les ténèbres. Ces ténèbres paradoxales,
qui jetaient de la lumière sur l'esprit. Il est vrai que le caisson entretenait
une relation étrange avec la lumière. Ce gros oeuf ressemblait
à un il, avec la pupille sévère du sas. Pénétrer
dans l'oeuf, c'était entrer dans l'il d'un géant.
En tout cas, le Ko accordait plus d'attention à ce genre d'images qu'aux
interprétations basées sur une psychanalyse de bazar, et faisant
du caisson une résurgence du ventre maternel ; un retour au stade foetal.
Car loin de se sentir régresser vers un âge révolu, le Ko
s'épanouissait dans cette eau salée comme une algue magique. Et
loin de se recroqueviller sur lui-même, l'obscurité lui faisait
embrasser l'univers ; il parcourrait des années-lumière, sans
autre effort que d'y songer, vers des mondes parallèles où chaque
vision draine son flot de vérité plus sûrement qu'un discours.
La fin de la séance sonna comme un désagréable rappel à l'ordre. Alors le Ko sortit de l'il comme Lazare de son tombeau. Il se doucha ensuite pour se débarrasser du sel qui collait à sa peau trop blême.
III
De retour au discret
édifice de l'Organisation, il passa de nouveau à la section renseignement.
Mais des nouvelles de son homme de main disparu, il n'y en avait point. En revanche,
de surprenantes informations l'attendaient. Il apprit que Henri Messe venait
de plonger dans un état catatonique inexplicable. Eric Langlois, son
assistant l'avait trouvé ainsi, la veille, sans pouvoir s'expliquer cette
étrange crise.
" Quelle décision a été retenue ? s'enquit le Ko.
- Madame Guillaume a chargé son assistant de conduire monsieur Messe
à la clinique de l'Organisation. Mais il a refusé. Il nous a demandé
d'envoyer un véhicule pour cela.
- Vous a-t-il expliqué pourquoi il refusait de s'en charger lui-même
?
- Non. Enfin, pas précisément. Il a parlé de travail urgent
."
Le Ko marmonna un merci en quittant la salle et regagna son bureau, marchant
tête basse. Mais même ainsi, il conservait son implacable pouvoir
psychologique, sa déconcertante présence quasi-surnaturelle. Et
quiconque le croisait dans les couloirs de l'organisation éprouvait une
vive difficulté à garder un air dégagé et naturel.
Un peu plus tard dans la journée, le Ko consulta les journaux. Cet exercice
quotidien n'avait rien d'une distraction. Il marquait la poursuite d'une habitude
acquise à l'époque où il n'endossait que le simple rôle
de décrypteur. Non pas que les journaux soient truffés de messages
codés, mais dans la mesure où chaque décodeur se doit de
collecter un maximum d'informations ; sans pour autant se laisser engloutir
sous un flot surabondant de sens. Quoique, étant donné l'évolution
de la fonction journalistique, le Ko savait bien qu'il ne risquait pas grand
chose en affrontant la petite orgie de mots de la presse : beaucoup de mots
et peu de sens... Mais on ne pouvait se contenter de montrer du doigt les journalistes.
C'est de l'époque, en cette région du globe, qu'émanait
ce parfum de non-sens. Le Ko s'interrogeait souvent sur cette érosion
des parties saillantes de la vérité ; sur ce démon étrange
qui ronge le sens et émousse les esprits.
Ensuite, il téléphona
à la propriété de Henri pour y joindre Eric. Ce dernier
reconnut la voix du Ko dès les premiers mots. Il en ressentit comme une
décharge électrique.
" Bonjour monsieur Langlois. Je viens d'apprendre vos ennuis.
- Oui, balbutia Eric qui se demanda un instant si le Ko n'avait pas découvert
la vérité sur la disparition de son homme de main. Mais il rejeta
rapidement cette idée.
- Pouvez-vous m'en dire plus ?
- Il n'y a pas grand chose à raconter. J'ai retrouvé Henri, hier
soir, comme paralysé. Il tenait dans sa main un article de journal découpé.
Je suppose que c'est vous qui lui avez remis pour le décoder, étant
donné son auteur.
- C'est exact monsieur Langlois. Bien décrypté !
Il avait prononcé ces derniers mots sur un tel ton qu'Eric eut du mal
à distinguer si le Ko ironisait ou non.
- Je suppose pour ma part, poursuivit le Ko, que vous avez cherché à
décoder l'article afin de comprendre si cela expliquait l'état
de monsieur Messe ?
- J'y travaille encore. Mais je ferais davantage confiance aux spécialistes
de l'Organisation pour déterminer ce qu'il a.
- Continuez tout de même à travailler sur l'article et sur le feuillet
du manuscrit de Feldmeyer. Vous m'enverrez un rapport sur ce que vous aurez
trouvé. Vous avez une semaine.
- Entendu.
- J'allais oublier, faites moi parvenir le plus tôt possible une reproduction
de tous les documents relatifs à la bibliothèque de Feldmeyer,
y compris les photographies.
- Oh ! je crois que Henri a tout juste commencé à décrypter.
- Cela m'est égal. Envoyez-moi tout ça quand même.
- Bien monsieur.
- Et ne vous en faites pas trop. Je suis sûr que Henri se remettra bien
vite.
- Je l'espère. Mais cela dépend de la volonté de l'Organisation.
- Vous vous trompez jeune homme. Cela dépend avant tout de sa volonté
à lui. A moins que vous n'insinuiez que je sois la cause de son état.
- A ma place, auriez-vous exclu cette possibilité ? rétorqua Eric.
- A votre place, j'aurais attendu d'avoir quelque preuve avant d'accuser qui
que ce soit.
Comme Eric se taisait, le Ko poursuivit :
- N'ayez aucune crainte. L'organisation a trop besoin de Henri. Si son blocage
a été provoqué intentionnellement, cela vient d'ailleurs.
Pour l'heure, contentez-vous de travailler sur les documents en votre possession.
Et n'oubliez pas ce que je vous ai demandé. A bientôt jeune homme
".
Il raccrocha avant qu'Eric ait pu répondre quoi que ce soit. Puis il
ferma les yeux pour aller au-delà des choses, pour en deviner davantage.
Encore une caractéristique naturelle des décrypteurs, ce besoin
de glisser sur la surface des choses pour se positionner dans des belvédères
étranges, pour regarder depuis des angles neufs des choses simples. Ou
plutôt ces choses que l'esprit -trop débordé sans doute-
s'acharne à nous présenter sous le jour de la simplicité.
Comme ces actes répétés chaque jour, finissant par tomber
dans les limbes de l'inconscient, pour ne pas encombrer la conscience. Ces actes
contribuant à effacer l'être, puisque " cogito ergo sum ".
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Chapitre
12
Mirages
( Dui, Jie )
I
En raccrochant
le combiné, Eric ne pu s'empêcher de souffler bruyamment. Mais
son expiration fut interrompue brusquement par un haut-le-coeur d'une violence
inouïe. La nausée le força à courir jusqu'à
la salle de bain de l'étage. Alors, agrippé au lavabo comme à
une bouée providentielle, il se mit à vomir une bile jaunâtre
d'atroce amertume. Chaque secousse lui donnait l'impression de se répandre,
d'éjecter physiquement une part de lui-même ; le tout accompagné
de bruitages écoeurants qui semblaient invoquer la secousse suivante
en une grotesque incantation.
L'orage passé, il scruta son reflet dans le miroir. Des gouttes de sueurs
suintaient de son front, sillonnant son visage blême. Il aurait aimé
trouver davantage de haine -de haine pour le Ko- dans son regard, mais celui-ci
n'exprimait qu'un douloureux ahurissement.
Tellement plus confortable, la haine, que la peur. Elle donne tellement plus
le sentiment d'exister. Mais dans la tourmente, Eric ne parvenait pas à
mobiliser pleinement sa haine du Ko. Elle se dérobait comme une femme,
le laissant tristement effacé.
Pourquoi se mit-il à songer au suicide ? Par quelle transition hasardeuse
son esprit lui soumit-il cette idée extrême ? Toujours est-il qu'
Eric avait vu cette possibilité s'imposer soudainement. Comme si la mort
avait pivoté sur elle-même, cessant de présenter un visage
terrifiant pour lui offrir un profil avenant et inattendu.
Quiconque envisage un jour de mettre un terme à sa vie fait une découverte
sous les décombres des tabous de la mort. Là, qui pourrait s'attendre
à trouver un tel animal ? Vif, racé, irisé ; tout le contraire
d'un animal de grenier oublié. Héroïque, lâche, farceur
(quel bras d'honneur au destin !), le suicide possède mille visages,
autant que de paires d'yeux sur la roue d'un paon. Et surtout, c'est un sujet
qui éclaire le reste, braquant un projecteur insoupçonné
sur sa vie passée et présente, avec infiniment plus d'intensité
que n'importe quel bilan ou méditation. Comme si la mort seule pouvait
donner un sens à la vie.
Même le simple fait de réfléchir au moyen concret de se
supprimer relève d'une complexe comédie où l'accessoire
devient essentiel, ou la logistique devient logique symbolique, parfois, où
le moyen devient fin. Bien sûr.
Que supprime-t-on réellement lorsqu'on se tue ?
Eric ne trouvait aucune réponse satisfaisante. Ce fut ce qui le sauva.
Cela, et aussi l'habitude de vivre qui est si difficile à perdre, tant
on commence à la prendre jeune.
Et puis, il y avait Aline, dont le souvenir ne le quittait pas. Il se rappelait
chacun de ses deux visages, chacun des faibles gémissements -presque
des murmures- qu'elle avait poussés lorsqu'il lui avait fait l'amour.
Alors, plus que le rétablissement de Henri, il souhaitait trouver un
moyen de la revoir, elle.
Malgré tout, il se décida à reprendre le travail. Oh !
Pas par plaisir, même si décrypter produit des jouissances bien
tangibles, mais par crainte. Depuis le départ précipité
de Henri, il se sentait observé, espionné. Il allait jusqu'à
soupçonner son maître de l'avoir ainsi mis à l'épreuve.
Henri n'avait-il pas alerté le Ko ? Quels que soient les efforts qu'il
avait déployé pour rattraper les choses, ou feint de les déployer,
ensuite.
Avec les photos de la bibliothèque, l'extrait du manuscrit et l'article,
il disposait d'une volumineuse matière à décoder. Avant
cela, il rassembla les notes de travail préparées par Henri. Trois
fois rien. Excepté cette étrange phrase décryptée
dans le manuscrit :
" Aujourd'hui, j'avais glissé quelques mensonges, car je pris conscience après un bon exemple ".
Ce qui le frappa
d'abord dans la phrase, ce fut cette erreur de temps. " Aujourd'hui "
aurait dû appeler un présent et non ce plus-que-parfait. L'appellation
de ce dernier temps le frappa soudain. Au-delà de la perfection. Mais
quelle perfection ? Le texte défini un homme qui hait le mensonge. Pourquoi
en glisser alors ? Tant de paradoxes surgissant de cette petite phrase suggérait
que le sens s'y trouvât à l'étroit, comme dans un costume
trop juste, trop étriqué.
Tout comme Henri, Eric accordait un rôle central à la découverte
du " bon exemple ". Bêtement, en tout cas à son goût
sur le moment, une image de son frère Franck lui revint. Il souriait
crânement, pendant que son père lançait :
" Prends donc exemple sur ton frère ! ".
Bien sûr, Feldmeyer ne parlait pas de son frère dans cette phrase,
si tant est qu'il en ait un, mais c'était le meilleur " bon exemple
" qui lui venait. Comme ça. Son frère, marié à
une riche américaine, avait depuis longtemps franchi l'Atlantique. Depuis
lors, ils ne se voyaient guère et lorsque cela se produisait enfin, Eric
se sentait chaque fois déçu. Peu à peu, ils devenaient
des étrangers l'un pour l'autre. Ils avaient franchi cette ligne au-delà
de laquelle deux aimants cessent de s'attirer.
Il abandonna néanmoins cette réflexion afin de poursuivre son
travail. De spéculations en spéculations, il lui semblait discerner
un canevas se tisser progressivement. Mais de la même façon qu'un
comptable parvenant à des comptes équilibrés sait qu'il
peut s'être trompé, le jeune homme savait se méfier de l'apparente
cohérence de ses décryptages. Car cette logique d'enchaînement
découle parfois d'une projection involontaire de celle du décodeur.
Croyant dévoiler la trame du crypteur, le décodeur ne fait parfois
que mettre à jour sa propre trame plus ou moins fantasmatique.
Feldmeyer joue
les grands frères, nota-t-il, il veut nous donner une leçon pour
éveiller notre conscience. La démonstration semble basée
sur la mémoire. Si on suit l'article, je pense qu'un lien existe entre
la bibliothèque de Feldmeyer et quelque chose qui touche à la
mémoire. Il affirme qu'il n'existe aucune différence de nature
entre mémoire interne (individuelle) et stockage externe (bibliothèque
?). Mais le manuscrit demeure profondément hermétique. Les procédés
d'occultation classiques n'ont pas été utilisés. Or les
différents écrits de Louis Feldmeyer paraissent étrangement
cohérents dans leurs ramifications thématiques, suggérant
un plan d'ensemble soigneusement élaboré.
A ce stade, Eric fut contraint de s'arrêter un instant, car il se souvint
du titre du manuscrit : " Le manuscrit volé ". Alors il reprit
:
Nous croyions espionner le crypteur et ce que nous découvrons, ce n'est
ni plus ni moins que ce qu'il désire nous transmettre. Nous serions donc
les destinataires de ses derniers messages ? Mascarade ? Farce ? Nous recevons
tandis que nous croyons intercepter.
Il parcourut ensuite
le listing présentant les titres des ouvrages que l'ordinateur avait
pu discerner. Mais il s'agissait d'informations désordonnées,
désorganisées, fastidieuses à compulser. Alors il brancha
l'ordinateur et se mit à produire des statistiques diverses sans plus
d'ordre que le listing. Mais au moins, il aurait matière à travailler.
Avec les photographies générales de la bibliothèque, il
attribua des coordonnées à chaque titre. Puis il imprima soigneusement
toutes ces données. Nombre de livres, nombre de titres décelés
par le logiciel de reconnaissance de caractères, occurrences, fréquences
et toutes sortes de choses encore.
La déception croissante d'Eric se mêlait à son abattement
pour former une indicible torpeur. Car en définitive, il n'avançait
guère. Or, peu à peu, il s'était persuadé qu'en
décryptant les codages de Feldmeyer, il trouverait du même coup
un moyen d'aider Henri. Il comptait lui rendre visite à la clinique de
l'Organisation. Mais il ne voulait pas y aller les poches vides, bien qu'il
soupçonnât son maître de simuler ; ou peut-être parce
qu'il le soupçonnait...
II
La clinique se
dissimulait entre les arbres d'une vaste propriété. Elle ressemblait
à tout sauf à une clinique. Avec ses tuiles dépareillées,
variant de l'ocre à l'orange sombre et ses murs crèmes crépités,
elle se refusait à la prétention du modernisme et bannissait toute
austérité. Eric jugea le lieu idéal pour des séminaires
mais non, vraiment, cela ne ressemblait pas à une clinique. L'édifice
était constitué d'un large bâtiment central duquel partaient
deux ailes, chacune se prolongeant perpendiculairement par une aile plus petite.
Eric remarqua tout de suite l'absence de barreaux aux fenêtres et s'en
étonna car il savait que la clinique disposait d'un important service
psychiatrique ; encore que l'appellation soit un peu inadaptée tant étaient
spécifiques les problèmes des décrypteurs.
La journée aussi paraissait atypique. L'été semblait revenir
disputer la place à l'automne, comme s'il refusait la retraite annuelle.
Une sorte d'été indien, en somme. Du coup, quelques pensionnaires
se promenaient paisiblement ou lisaient, assis sur des bancs de pierre. Eric
ne vit nulle trace d'infirmier, en revanche, alors qu'il se dirigeait vers l'escalier
menant au hall d'entrée, il croisa un homme, probablement un patient.
Celui-ci hocha curieusement la tête lorsqu'il arriva à sa hauteur
et marmonna quelque chose qui échappa à Eric. Mais il n'osa pas
l'interpeller pour en savoir plus. Comme un visage fugitivement aperçu,
le mot prononcé par l'individu avait laissé une imperceptible
trace dans son esprit. " Herbe ", ou " Vergne " peut-être.
Dieu seul sait quel avatar de superstition donna l'impression à Eric
que le mot ou plutôt l'embryon de syllabe prononcé par l'homme
possédait une dimension prophétique ; un avertissement à
l'étranger avant qu'il ne pénètre dans ces lieux.
L'infirmière standardiste, souriante captive derrière une paroi
de verre, n'avait rien d'un cerbère. Elle vérifia néanmoins
sa carte de l'Organisation avec méticulosité avant de lui demander
de patienter un peu. Après un court appel téléphonique,
elle fut en mesure de l'aider.
Conformément à ses directives, il se rendit au deuxième
étage de l'aile C et frappa au bureau du docteur Lapaz. Celui-ci se révéla
courtois, presque amical. Sa voix possédait une musicalité étonnante,
chantante, en harmonie avec les tons peu stricts de ses vêtements. On
l'aurait plus volontiers imaginé chanteur de tango argentin que médecin
psychiatre, notamment à cause de cette fine, noire, et luisante moustache.
Ou matador, peut-être, un matador qui aurait vécu un terrible accident
dans l'arène, mettant un terme noble et dramatique à sa carrière.
Car Eric remarqua une canne dans le porte-parapluies près de la fenêtre,
qui devait appartenir au docteur. La manière un peu gauche du docteur
lorsqu'il se leva pour serrer la main du jeune homme confirma l'observation
du décrypteur.
Alors qu'Eric espérait que le docteur Lapaz lui fournirait des informations
sur l'état de santé de Henri, celui-ci se borna dans un premier
temps à le bombarder de questions, toujours sur le même ton aimable.
La confiance d'Eric s'estompait, son naturel aussi. Il se sentait soudain nu,
emprunté, soupçonné -et donc soupçonneux-. Comme
un alpiniste sous les doigts duquel toutes les prises se seraient dérobées
une à une, il percevait douloureusement combien la situation lui échappait.
Car plus son malaise montait, plus il craignait que le psychiatre remarque...
Remarque quoi, au fait ?
Pour écourter cette conversation, il demanda alors la permission de voir
Henri, de lui parler. Sans montrer de réticence, le médecin l'avertit
que Henri demeurait sans réaction, comme en état de choc à
retardement, suite aux blessures constatées sur son corps. Pourtant,
la gravité de ces dernières était minime. Mais aucun témoignage
ne mentionnait d'autres événements susceptibles d'avoir causé
un traumatisme. " Pas même le votre " insista-t-il. Il ajouta
quelque chose sur la difficulté à estimer le temps que prendrait
le rétablissement de Henri, mais Eric ne l'écoutait plus, percevant
seulement la musique de son timbre.
Une infirmière
s'efforçait de faire avaler à Henri des neuroleptiques, penchée
au-dessus de son lit, si bien qu'en entrant, Eric ne vit d'abord qu'une large
croupe ondulante. La chambre n'avait pas l'austérité aseptisée
des chambres d'hôpital. Sur les murs et le plafond lambrissés,
le soleil projetait des bandes de lumière à travers les stores.
L'infirmière sursauta lorsque Eric referma la porte, puis, se ressaisissant,
elle esquissa un faible sourire avant de le saluer. Elle haussa ensuite les
épaules, perplexe, avant de sortir.
Henri gisait sur le côté, les yeux à demi ouverts. Il fixait
un point imaginaire. Au-delà du mur. Eric s'assit et commença
un long monologue, s'adressant tantôt à Henri, tantôt parlant
pour lui-même, tout en guettant en vain le moindre changement d'expression
dans le regard du maître décrypteur. Il palabrait inlassablement
depuis près d'une heure lorsqu'il crut apercevoir une infime modification
: un imperceptible rétrécissement des pupilles de Henri, lui donnant
désormais un air plus concentré que rêveur.
Mais il ne parla point.
Déçu, Eric se rattacha à l'idée que le changement
observé était purement mécanique. Les neuroleptiques avaient
dû provoquer une mydriase qui s'estompait progressivement.
En partant, il
croisa de nouveau le docteur Lapaz.
" Alors ?
- Alors rien. Je lui ai parlé mais il n'a pas eu la moindre réaction.
- Si les neuroleptiques ne donnent rien, il existe une possibilité. Mais
elle est assez archaïque, et je ne pourrais pas prendre la décision
seul. Il faudra l'avis de plusieurs confrères de l'Organisation. Cela
peut prendre assez longtemps.
- Electrochocs ?
Le docteur hocha la tête sans répondre.
- Cela ne sera pas dangereux pour lui au moins ?
- Non. On ne le passe pas à la chaise électrique tout de même.
Il prit un air désolé, comme s'il regrettait cette note d'humour
passablement mauvaise, à laquelle Eric n'avait pas plus réagi
que s'il était lui-même atteint de catatonie. Car l'évocation
du supplice réservé aux criminels outre-Atlantique avait résonné
tout particulièrement en lui. Si bien qu'il se demanda si le psychiatre
ne l'avait pas fait exprès.
Dehors, dans l'allée, Eric guetta si le patient qu'il avait rencontré
auparavent, le marmoneur étrange, se trouvait encore dans les parages.
Il le revit effectivement, en admiration devant la voiture.
" Chouette bagnole ! lança-t-il sans se retourner dès qu'il
entendit les crissements des pas d'Eric sur le gravier.
- Merci.
- Elle est à vous ?
- Oui. Enfin...Non. C'est en quelque sorte une voiture de fonction.
- " Ah ", fit-il sur un ton faussement déçu.
Eric qui l'avait juste croisé la première fois, put observer l'homme
à loisir. Il devait avoir entre quarante et cinquante ans ; difficile
à dire avec ses cheveux cuivrés qui se raréfiaient sur
le dessus du crâne. A cause de son cou trop court, sa tête semblait
posée entre ses épaules. Il portait un complet veston démodé
et plutôt mal adapté à la chaleur de cette journée.
Les verres épais de ses lunettes en écaille rétrécissaient
drôlement ses yeux glauques.
- Je suis sûr que votre ami retrouvera vite ses esprits.
- Merci, balbutia Eric, surpris que l'homme soit si au courant.
- Ca n'est pas banal comme affection. C'est la première fois que je vois
ça.
- Vous êtes médecin ? demanda Eric sur un ton qui se voulait ironique.
Mais l'homme fit mine de ne pas avoir relevé cette pique et poursuivit
sans ciller :
- Il y a ici des gens qui sont repliés sur eux-mêmes, pas très
actifs. Mais quand j'ai vu arriver votre ami, j'ai été surpris
! C'est curieux, je me suis dit, que des gens fassent ça pour venir ici.
Eric, qui s'impatientait, monta dans la voiture. L'homme posa les deux mains
sur le toit et pencha la tête au niveau de la vitre, côté passager.
- Soyez prudent ."
Eric lui fit un petit signe d'au revoir nerveux et démarra avant même
que l'homme se soit écarté du véhicule. Les roues patinèrent
un peu, projetant quelques graviers vers l'arrière. Eric eut un peu honte,
conscient de l'irrationalité de la tension insidieuse qui lui faisait
serrer les dents.
De retour à
la propriété de Henri, il se saoula jusqu'à ce que son
corps et son esprit cèdent à un délicieux engourdissement,
et s'endormit, après avoir gémi un " Aline " à
peine audible, d'un sommeil sans rêves.
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