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Deuxième Partie

ANECDOTES


Chapitre 13
L' Allée des Fontaines
( Sun )

I

Un jour, alors que les Dieux se perdaient en palabres interminables, Mollen, Dieu de l'amour, fit une remarque qui heurta brutalement Sharek, Dieu des Dieux. Pourtant, Mollen avait -comme à son habitude- choisi ses mots avec la plus grande et la plus habile prudence. " O noble Sharek, grandeur entre les grandeurs, croyez-vous que nous montrions envers nos créatures la compassion naturelle de Ceux qui enfantent le monde ? ". Alors, Sharek ne pouvant souffrir de passer pour cruel et injuste aux yeux de Mollen, fit une déclaration :
" Seuls ceux qui sont dignes de moi méritent ma compassion. Qu'on m'amène celui ou celle qui fait preuve de la plus profonde des dévotions et je saurais exaucer ses voeux. Il sera récompensé comme nul humain n'a jamais été récompensé ". Ainsi parla Sharek.

Les rois de la terre furent prévenus par les oracles et une année entière fut nécessaire pour désigner celui qui sans conteste méritait le titre de mortel le plus dévoué aux Dieux.
Olgar, puisque c'est de lui qu'il s'agit, prêtre et érudit, avait alors à sa charge un temple à la gloire de Sharek, prospère et dynamique, en un mot : rayonnant. Lorsqu'il fut désigné, il se montra si humble que le peuple craint un moment qu'il ne refuse la récompense des Dieux, car il proclamait n'avoir fait que son devoir, et ne rien mériter du tout. Mais les honneurs divins ne se refusent pas. C'est un fait établi.

Devant les Dieux, Olgar rendit un hommage si vibrant, si enthousiaste, si fervent, que les Dieux en furent émus. On dit qu'une larme de Sharek fertilisa un désert entier. Et tous reconnaissaient que les hommes avaient choisi l'élu avec sagesse et discernement, même si les plus turbulents d'entre eux n'écoutèrent pas jusqu'à sa conclusion le discours d'Olgar, car ils commençaient à prendre des paris entre eux sur ce que demanderait le fidèle prêtre.
" Ce bigot va réclamer un temple plus grand ! hurlait en riant un Dieu ivre d'hydromel.
- De l'or, affirmait péremptoirement un autre. Car l'or permet tout chez les hommes, y compris de bâtir un temple.
- La vie éternelle ! N'oubliez pas que c'est un mortel ".
Chacun y allait de sa prophétie. Puis vint enfin le moment de la récompense, alors on demanda au prêtre Olgar ce qu'il souhaitait plus que tout. Plus un murmure ne troubla le silence de l'assemblée des immortels. Avoir les Dieux suspendus à ses lèvres, voilà qui était exceptionnel et étrangement grisant aux yeux d'Olgar.
" La connaissance ", annonça-t-il fièrement avec un sourire que n'entachait nulle malice. Il voulait ainsi partager le savoir avec les Dieux, comme on partage un bon banquet, ignorant l'incroyable démesure de sa requête.
Parmi les Dieux, les réactions variaient beaucoup :
Stupéfaction, effroi, rires, curiosité, indignation. Sharek, lui, paraissait consterné et surpris. Bien entendu, il n'était pas question que le Dieu des Dieux renie sa parole sacrée. C'est alors que Gillgish, Dieu sage et conciliateur -qui bien des fois s'était distingué en dénouant des conflits entre des Dieux vindicatifs- vint lui glisser quelques mots à l'oreille, effaçant comme par enchantement l'air perturbé de Sharek. Il regagna ensuite sa place discrètement.

" Il en sera ainsi, humain. Moi, Sharek, déclare que tu seras conduit sur le plan Ophelia où se trouve l' Allée des Fontaines du Savoir. Baignes-toi sous leurs eaux et tu auras ce que tu demandes ". Ainsi parla Sharek. Et ainsi fut fait.

L' Allée des Fontaines du Savoir ne ressemblait en rien à tout ce qu'avait pu imaginer Olgar. Cette large rue de terre battue, encastrée entre deux falaises à pic resplendissait d'une beauté improbable. Des maisons troglodytes en bordaient chaque côté, avec leurs jardins fleuris. Olgar avançait au milieu de la rue -ou plutôt du canyon-, jetant des regards étonnés autour de lui. Des hommes et des femmes vêtus de curieuses tuniques de lin brodées de symboles insolites, le saluaient, affables. Il déclina avec gentillesse l'invitation d'une jeune nymphe à venir se rafraîchir dans sa grotte ; car il venait tout juste d'apercevoir la première fontaine, au bord de laquelle des prêtresses déposaient des fleurs coupées.
Il ne prit pas même le temps de retirer le moindre vêtement et se précipita sous le courant frais qui se déversait de la falaise, soulevant un nuage de fines gouttelettes où se formait un petit arc-en-ciel. Et tout un pan de la connaissance le pénétra comme une évidence, provoquant en lui une jouissance inespérée. Ivre de joie, il se plut à courir, souriant à tous les êtres qu'il croisait, jusqu'à une seconde fontaine, de l'autre coté de la rue. Cette fois, le plaisir de savoir qui se déversait en lui fut si intense qu'il en était presque douloureux. Du coup, il réprima l'envie de se précipiter jusqu'à la troisième fontaine qui -il n'en doutait pas, ou peut-être le savait-il- devait se trouver un peu plus loin.
Il accepta l'invitation d'une jeune beauté à venir se sécher dans sa maison. Bientôt, la demeure creusée à même la falaise résonna de cris, de rires et de musiques, au fur et à mesure que d'autres prêtres et prêtresses rappliquaient pour saluer le visiteur. Olgar s'endormit tard, plein de sensations agréables et tranquilles.
Mais le lendemain, il se résigna quand même à abandonner sa charmante hôtesse pour continuer son chemin, de fontaine en fontaine, de connaissances en connaissances.
Ce n'est qu'au bout de neuf jours qu'il prit conscience de la monotonie de ses journées. Alors, il oubliait parfois une fontaine et répondait avec davantage de célérité aux propositions festives des prêtres et des prêtresses d'Ophélia. Et pendant un temps, les jours ne lui parurent plus du tout monotones, même si l' Allée des Fontaines du Savoir serpentait toujours à perte de vue dans ce canyon incongru. Même si le spectacle des habitants déposants des gerbes de fleurs au bord des fontaines se répétait obstinément.
Désormais, il lui arrivait de passer devant une fontaine sans lui accorder la moindre attention. Cependant, chaque baignade lui procurait toujours une indicible jouissance, et il n'oubliait jamais de rendre grâce aux Dieux de lui permettre de boire à cette coupe miraculeuse.
Le soixante-troisième jour, Olgar remarqua une habitation qui attirait irrésistiblement son attention bien que seuls quelques détails la distinguât des autres. Au pied de la falaise, sur le côté, le jardin n'offrait plus qu'un fouillis de lierre, d'orties et de ronces au milieu desquels les fleurs se hissaient avec peine. Une vigne de raisin sauvage cernait l'entrée de la caverne qui formait un hall visiblement abandonné. Il apprit des gens alentours que le lieu était effectivement désert depuis longtemps, alors il lui sembla plaisant de le visiter. Bien que l'odeur de poussière qui se mêlait à un parfum -plus sournois- de moisi, lui parut presque agréable, il ouvrit toutes les fenêtres qu'il put trouver, jusqu'au moindre vasistas. Alors, il entreprit de nettoyer la bâtisse de fond en comble, ne s'arrêtant qu'au moment où la fatigue le stoppa implacablement.
Le lendemain matin, alors qu'il examinait les meubles, il trouva une tunique qui lui parut particulièrement seyante. Il l'enfila avec nonchalance avant de sortir. Dehors, dans le jardin en friche, il remarqua un bouquet de jonquilles splendides. Olgar en choisit quelques-unes, parmi les plus épanouies et les coupa distraitement, sans presque y penser.
Alors il se surprit à se diriger vers la fontaine la plus proche. Des prêtresses lui offrirent un sourire chaleureux, lorsqu'il déposa ces fleurs au bord de l'eau. Car sans le savoir...
...Il était devenu prêtre d'Ophélia, gardien des Fontaines du Savoir.

II

Diego avait suivi le conte sans l'interrompre, saisissant avec une étonnante maturité le fait que Louis ne faisait pas que raconter une simple histoire. Que quelque chose de plus grave, de plus profond -pas nécessairement triste ou ennuyeux- imprégnait les mots.
Pendant que Louis narrait les aventures d'Olgar, Diego parvint à se représenter l'Allée des Fontaines du Savoir avec une netteté qui le surprit. Car Louis n'avait guère chargé ses descriptions, ni coloré son récit, comme un écho à son manuscrit volé. A vrai dire, il était tout simplement pressé. Mais grâce à cela, l'imagination de Diego s'était emparée de toutes les zones d'ombre de l'histoire, les remplissant avidement ; comme un enfant colorie les livres d'images. Mais lorsque l'histoire prit fin, Diego ressentit une certaine déception. La chute, il est vrai, ne ressemblait en rien aux morales cinglantes, évidentes, des fables d'un Lafontaine ; pas plus qu'à la fin de ces films américains, au dénouement aussi heureux que prévisible, comme une résolution harmonique attendue. Non, cette chute possédait ce parfum d'inachèvement qu'ont les rêves, parfois. Il faillit dire " C'est tout ? ", mais se ravisa, comme si les mots s'étaient égarés dans une impasse, dans une bifurcation inconnue de sa gorge. Non qu'il craigne de décevoir le conteur en montrant son insatisfaction, mais pour un motif plus obscur, plus indescriptible : il ne satisfaisait pas de son insatisfaction.
D'autant que monter chez " monsieur Louis ", en cachette, avait constitué pour lui une forme de victoire sur lui-même. Alors il entendait bien y trouver la magie qu'il y ressentait chaque fois.
Bien sûr, il finit par quitter Louis après qu'il eut ressentit l'impatience de celui-ci.

Louis avait toutes les raisons de l'être. L'affaire Mesmer le préoccupait au plus haut point. Et si son hypothèse s'avérait exacte, il était le seul à pouvoir faire quelque chose pour ce pauvre professeur. Certes, le médium disposait d'armes mentales redoutables, mais face au groupe des crypteurs, comment ce brave homme pourrait-il faire face ?
Un autre phénomène amplifiait le sentiment de responsabilité voire de culpabilité de Louis. Sa décision d'aider son ami se ternissait lorsqu'il l'examinait avec un regard plus pénétrant. Car il avait honte de s'avouer que la possibilité qu'Adolphe révèle quelque élément du plan pesait autant dans la balance que son amitié pour le professeur.
Un sanglot à demi-étouffé interrompit sa réflexion intérieure.
Aline. Le temps de parler venait.

" - Je ne peux pas croire que Hughes ait pu faire tout ça.
- Il ne faut pas lui en vouloir. C'est aussi une victime dans l'histoire, en quelque sorte.
- Mais il t'a trahi.
- Le cryptage attire les mêmes répulsions, les mêmes réticences que la psychanalyse en ses débuts. Tout ce qui est caché fait peur. Et puis, il y a été poussé par l'Organisation. Le Ko est vraiment un personnage hors norme. Si tu l'avais rencontré, tu comprendrais qu'il est presque impossible de lui refuser quoi que ce soit. Hughes n'avait aucun moyen de faire face.
- Tout ça est si confus dans ma tête. Le plan... J'aimerais pouvoir sortir, changer d'air.
- Ne te préoccupe pas du plan. C'est secondaire. Si tu veux, je peux trouver un moyen de tout arrêter.
- Je sais bien que c'est impossible. C'est en marche, maintenant. Et puis, il y a Adolphe.
- Je m'occupe de ça aussi. Je sais où il est.
Jusque là, ses yeux rougis qui fixaient le sol se posèrent sur Louis, incrédules. Emu, il poursuivit avec des tremblements dans la voix.
- Le Groupe l'a enlevé. Ils ont découvert quelque chose et veulent en savoir plus. Je veillerai à ce qu'ils le libèrent le plus vite possible. Après tout, s'ils l'ont enlevé, c'est pour en savoir plus sur ce que je manigance, moi. Alors je suis en bonne posture pour négocier.
- Mais ils trouveront ça trop dangereux. Ils peuvent le tuer.
- Non. Pas si je peux leur parler à tous. Je les convaincrai qu'Adolphe n'est pas une menace. Qu'il ne parlera jamais.
- Personne ne peut en être certain. Pas même toi.
- Il ne pourra pas parler de ce qu'il ne saura pas. Or il se pourrait bien qu'il oublie... Avec un peu de chance, c'est déjà fait.
- Autosuggestion ?
- Si on veut.
- Et sinon ?
- Sinon, ce sera à toi de décider.
- Moi ?
- Je te l'ai dit, si tu veux, je mets un terme au plan.
- Ca n'aurait pas de sens. Le but du plan est si... si juste. Pourquoi veux-tu que je prenne -moi- une telle décision ?
- Parce que je suis trop impliqué pour ne pas avoir besoin de toi. Je suis trop à l'intérieur, pour pouvoir juger de ce qui est bien. J'ai réellement besoin de toi.
Il déposa un baiser sur son front, comme une offrande.
- Nous sommes fous, lâcha-t-elle en même temps qu'une larme et un sourire.
- Nous le sommes tous . "

Lorsqu'il l'embrassa, une autre larme roula sur la joue d'Aline. Il en sentit le goût salé lorsqu'elle vint se briser comme une vague minuscule, contre sa bouche.

En ce dimanche, Louis rencontra plus de difficulté à contacter les principaux membres du groupe qu'il ne l'avait escompté. Comme le Conseil des crypteurs comptait sept membres -dont lui-même-, il lui fallut convaincre trois d'entre eux d'organiser une réunion exceptionnelle.
Bien-sûr, à aucun moment le cas du professeur Adolphe Mesmer ne fut évoqué ouvertement. Néanmoins, Louis perçut dans le ton et les propos de ses confrères certaines inflexions qui ne trompaient pas. Ceux-ci s'attendaient trop visiblement à son appel pour être innocents. Leurs réactions lui avaient semblé empruntées, calculées, et elles laissaient filtrer une vague culpabilité qui sonnait comme un indéniable aveu aux yeux de Louis. Il perçut également un certain soulagement qui éveilla sa curiosité. " Ainsi donc, ils avaient prévu quelque chose au cas où je ne ferai pas le premier pas ". Que Louis envisage ce " quelque chose " avec autant de désinvolture ne doit pas tromper : par ses cryptages clandestins, sans aucun aval du groupe, par l'essence même de son plan, il ne pouvait qu'attirer soupçons et méfiance. Mais même ainsi mise à l'épreuve, la solidarité du groupe -il n'en doutait pas- tiendrait encore. Il disposait encore d'une large marge de manœuvre avant d'attirer sur lui de dangereuses foudres.
Si un danger devait se manifester, cela ne viendrait ni de l'Organisation ni du groupe, mais de ce que Louis appelait " le syndrome d'Ixion ".
La réunion du jeudi 19 septembre promettait de rudes affrontements. Comme pour s'imprégner de l'atmosphère du lieu, Louis entra dans la salle de téléconférence, au bout d'un couloir discret de son appartement. Caméras, écrans de contrôle, micros : tout était en place. Il fit quelques pas dans la pièce et posa sa main sur un des écrans -un simple poste de télévision- avant de lâcher un profond soupir. L'installation relevait plus du bricolage éclairé que de la haute technologie dernier cri. On se serait facilement cru dans l'atelier de réparation d'un électronicien fou et désordonné.
Puis il siégea sur l'unique fauteuil de la pièce et commença à réfléchir à une tactique pour la confrontation à venir.


Chapitre 14
Le réveil du Sphinx
( Hou )


I

Nul témoin n'assista au réveil de Henri et par la suite, jamais il ne raconta les circonstances de sa guérison subite. Avait-elle été provoquée ? Ou bien était-il parvenu à mobiliser des ressources intérieures subtiles et inattendues ?
Sa torpeur s'en était allée comme une femme vous quitte ; le laissant abasourdi et encore un peu faible.
L'organisation profita de cette faiblesse pour le soumettre à un interrogatoire désagréable avant même qu'il n'ait pu retrouver le calme de sa propriété. Henri, du coup se disputa avec le docteur Lapaz pour n'avoir pu lui épargner cette confrontation. Une engueulade sans conviction, car les forces lui manquaient et surtout parce qu'il savait que l'Organisation disposait d'un pouvoir sans bornes.
Ensuite, une étrange appréhension le retint de contacter Eric trop tôt. Et lorqu'il s'y résout enfin, ils évitèrent soigneusement les sujets trop sensibles. La probabilité d'une écoute leur imposait la prudence.
Eric, à la grande surprise de Henri, lui apprit la décision de l'Organisation de relancer le projet Sphinx. Il s'étonna surtout qu'il s'agisse là d'une initiative du Ko. Les réticences au sein de l'Organisation étaient telles, que le maître décrypteur se demanda si le Ko faisait preuve de courage ou d'une témérité suicidaire. Curieusement, à la différence d'Eric, l'idée que le Ko puisse avoir été responsable de sa catatonie subite ne l'atteignait pas. Eric trouva d'ailleurs suspecte cette indulgence, mais ne s'en offusqua pas, la mettant sur le compte de la fatigue. De plus, en ce jour, il éprouvait une étrange sensation en parlant à Henri. Après la léthargie de son maître, ce premier contact à distance lui semblait abstrait, irréel, comme si la convalescence de Henri n'était qu'un demi-réveil.

II

- Messieurs, mesdames, je suis Arnaud Lanzmann. J'ai été désigné il y a maintenant près d'un an pour diriger le projet Sphinx, succédant ainsi à Léon Félichamp. Cela s'est avéré particulièrement ardu dans la mesure où je ne suis pas l'instigateur du projet. De plus, de l'équipe initiale, il ne restait alors que Charles Seecatie, ici présent.
Je tiens à remercier tout particulièrement le Ko, sans le soutien duquel ce test d'utilisation de Sphinx n'aurait pas pu avoir lieu.
Vous avez tous une vague idée de ce que représente le projet Sphinx, mais j'aimerai tout de même vous en faire une courte présentation avec l'aide de mes assistants. Nous pourrons par la suite en faire une démonstration simple avant de passer à l'expérience qui nous intéresse.
J'espère que vous me le pardonnerez mais je me permets d'insister sur le fait que je ne suis pas le père du projet. Ma tâche a davantage consisté à réveiller le Sphinx pour le rendre opérationnel.

Contrairement à ce que certains ont pu affirmer aux premiers temps de son élaboration, Sphinx ne saurait prétendre remplacer les décrypteurs. Il s'agit plutôt d'un outil de décodage. D'ailleurs l'informatique est devenue l'instrument le plus familier des décodeurs. Aucun ne me contredira sur ce point. Pourtant les réticences ont été nombreuses et ont considérablement ralenti la progression du projet. Si on ajoute les difficultés techniques, vous comprendrez pourquoi tout cela a nécessité autant de temps.
J'en ai fini avec cette courte présentation. Si vous avez des questions, les membres de l'équipe sont là pour vous répondre. Charles Seecatie, un ancien crypteur (il avait prononcé ces derniers mots avec une application exagérée, épiant les réactions de l'assistance, attentif au moindre murmure de réprobation, mais rien de tel ne se produisit). Jérôme Revon est notre spécialiste en cybernétique et intelligence artificielle. Enfin, Françoise Orlando est ingénieur informaticienne.
Patrick Mons-Pelat, auquel de petits yeux aux reflets d'acier et un nez crochu conféraient un air rapace, fondit sur l'occasion :
- Comment se fait-il que la seule personne qui ait assisté aux premiers pas du projet soit un ancien crypteur ?
Arnaud Lanzmann et Charles Seecatie se regardaient, visiblement gênés. L'un comme l'autre semblait attendre que l'autre réponde à l'observateur de l'Organisation. Finalement, Lanzmann préféra prendre la parole.
- Pour des raisons de sécurité, en l'absence du père du projet, tous les membres de l'équipe de base ont été écartés. Monsieur Seecatie n'ayant eu qu'un rôle de conseil et non d'élaboration a échappé à cette mesure. Il ne faut pas oublier que lorsque j'ai pris en main le projet, Sphinx était quasiment opérationnel. Seuls quelques problèmes subsistaient. Se séparer de la totalité de l'équipe eut retardé bien davantage encore l'opération. Et je réponds personnellement de la loyauté de monsieur Seecatie envers l'Organisation. Cela répond-t-il à votre question ?
L'homme se contenta d'un signe de tête boudeur face à l'habileté du chef du projet. Henri, qui observait le Ko à la dérobée constatait son imperturbable placidité, son immobilité de caméléon prêt à lancer son visqueux appendice.
L'intervention de Paula Guillaume rompit la tension qui montait.
- Quelles difficultés particulières avez-vous rencontré ? demanda-t-elle.
Françoise Orlando, spécialiste informatique, se leva. Etaient-ce ses cheveux courts, sa silhouette vaguement masculine ou sa voix assurée ; en tout cas, elle renvoyait une impression de compétence et de volontarisme.
- Le Sphinx se présente sous la forme d'un programme dirigeant un petit réseau d'ordinateurs puissants dont certains ont été modifiés spécialement. Non seulement le code source est inaccessible tant mes prédécesseurs l'ont protégé mais en plus, nous ignorons ce que renferment certains éléments du dispositif. Les seuls accès au programme sont ceux qu'avait volontairement laissé l'équipe de base à des fins de configuration et de parentérale. La marge de manœuvre a donc été très étroite. Le programme cependant est basé sur une construction modulaire. Et j'ai pu percer les protections de certains modules. D'autres en revanche sont demeurés inaccessibles et restent tels que la première équipe les a laissés. Aussi nous ne pouvons affirmer avec certitude que le dispositif soit parfaitement opérationnel.
Sur les sept modules, seuls quatre ont pu être remaniés. Heureusement, celui consacré à l'intelligence artificielle a pu être en grande partie examiné et amélioré par monsieur Revon.
, un jeune homme à peine plus âgé qu'Eric acquiesça mais ne se décida pas à intervenir malgré cette invitation à prendre le relais. Profitant de ce flottement, Arnaud Lanzmann accéléra les choses.
- Je propose que nous passions à un essai sur une occultation simple que nous a préparée monsieur Seecatie.
Il plaça un transparent sur le rétroprojecteur :


TEST Sphinx : occulation mineure

" CHAQUE PAS RENFORCE UNE UNITÉ QUI SANS CELA
S'ÉMOUSSERAIT AU SEIN DE L'OSIDRNYHBRYY ".


- La première étape consiste à entrer les donnée cryptées, sous la forme de fichiers comprenant textes ou images, voire même les conclusions d'études préparatoires permettant de dégrossir le travail. Le programme prend ensuite la main et procède par étapes successives. Quelles que soient les difficultés rencontrées, le programme fournira coûte que coûte une réponse -satisfaisante ou non-. La seule limite étant le temps de calcul, un délai maximum peut être exigé. Là, pour un message de cette taille, peu complexe, la réponse est quasi instantanée.
Effectivement, il fallut moins d'une minute à Sphinx avant que le bruissement désagréable d'une imprimante matricielle ne retentisse.

" UN FORT COURANT D'ENTROPIE TOUCHE L'ORGANISATION "

Tous les regards convergèrent vers Seecatie.
- C'est une réponse satisfaisante ?
- Parfaitement. Presque trop, avoua l'ancien crypteur.
- Que voulez-vous dire ?
- Eh bien, Sphinx a décrypté l'occultation mineure de type " alphabétique translative " mais également une occultation majeure que j'avais placé à tout hasard.
Un murmure d'incrédulité traversa l'assemblée. L'observateur de L'Organisation revint à l'attaque.
- Vous voulez nous faire croire que cette machine a décrypté deux occultations dont une majeure, en quelques secondes ?
- Je confirme ce diagnostic sans aucune réserve, affirma soudain le Ko. Sa compétence de décrypteur, reconnue de tous, interdisait littéralement à Mons-Pelat de poursuivre dans cette voie.
En dépit de la tension qui régnait, Françoise Orlando souriait fièrement ; l'observateur conservait, lui, sa mine butée tandis que la plupart des membres de l'assistance semblaient plongés dans des calculs mentaux compliqués pour estimer les implications de la démonstration.
Excepté le Ko. Bien sûr.
L'expérience proprement dite pouvait donc commencer. Les cryptages de Louis Feldmeyer, les notes de Henri, d'Eric, et même les photographies furent introduits dans la machine : la première étape commençait.

PLEASE WAIT : Sphinx ACTIVATED

-S C A N N I N G _ D A T A
___________________________

-Found PICTURES (Quelques minutes déjà)
-Found TEXT Files
-Found COMMENTS

-R E F O R M A T I N G _ D A T A
_________________________________

-Pictures vectorization

(Là, Eric, aidé par un homme de main du Ko prépara un café pour l'assistance impatiente )


-Optical Character Recognization

-C O M P U T I N G _ D A T A
_____________________________

-Sublogic (long)
-Analogic (Exaspérant)
-Logic
-Metalogic (Un autre café ?)

-L I N K _ P R O G R E S S
___________________________

(Un interminable compte à rebours commença à partir de 100 et les personnes présentes se mirent à discuter davantage, mettant fin à la dimension cérémonielle de l'expérience)

-A N A L Y S E B Y I / A
______________________________

(Le plus long de tous)

-R E P O R T _ F O R M _ S E L E C T I O N
____________________________________________

(Au bout d'une dizaine de minutes, l'assistance sentit que quelque chose d'anormal se produisait. Françoise Orlando avait perdu un peu de son aplomb, Jérôme Revon tripotait au hasard les feuilles d'un épais dossier sur ses genoux, et Arnaud Lanzmann ne pouvait s'empêcher de regarder sa montre. Trois quarts d'heure s'étaient écoulés depuis qu'il avait activé le Sphinx. Un silence absolu régnait lorsque apparut en rouge sur l'écran :


LOG FAILURE..............................................Error #3F

Mais, comme le chef du projet l'avait affirmé, le programme, tel un bulldozer, paracheva son ouvrage en dépit de tout obstacle, aussi imperturbable que le Ko lui-même).

-O U T P U T
____________

-Archive
-FILES
-PRINT

Sphinx TRANSLATION COMPLETED


Enfin, les imprimantes reprirent leur désagréable concert de crépitement qui marquait la fin de l'analyse. Ainsi, lorsque tout fut terminé, Arnaud Lanzmann s'empara des quelques pages imprimées. Nul n'aurait su dire en le voyant les feuilleter ce que signifiait réellement son expression. Perplexité ? Doute ? Cet air eut tout aussi bien pu trahir une émotion radicalement différente. Charles Seecatie photocopia le petit dossier qu'avait lâché le Sphinx et se mit à le distribuer sans même y avoir jeté un coup d'œil.

- C'est une plaisanterie ? vociféra Patrick Mons-Pelat. Vous nous avez fait attendre tout ce temps pour ça ?
Les autres ne purent même pas s'offusquer du nouvel accès d'incorrection de l'observateur de l'Organisation tant ils étaient abasourdis par ce qu'ils avaient devant les yeux. Seul le Ko, comme rentré en lui-même parcourrait les pages avec calme et attention. Car même Henri paraissait dépité tandis qu'Eric dissimulait mal son amusement face à cette première page si inconvenante.

Le Sphinx se moquait d'eux. Au lieu d'une réponse -si obscure soit-elle-, il avait choisi de leur proposer une énigme de plus sous la forme d'une étrange grille de mots-croisés. Suivait un salmigondis de phrases sans queue ni tête qui, selon toute probabilité, devaient être aussi cryptées que les textes de Feldmeyer. Eric se demanda même ce qui adviendrait si on soumettait au Sphinx sa propre réponse. L'idée lui semblait ludique et pour le moins amusante ; mais l'heure n'était pas au jeu.
Paula Guillaume s'approcha du Ko.
- Vous voyez, utiliser Sphinx était prématuré.
Il leva les yeux sur elle, lentement, sans émettre le moindre son. Paula eut un petit geste de nervosité, ses doigts se crispèrent sur les feuillets, les froissant légèrement. Ces feuillets qui contenaient :

TRANSLATION REPORT
A
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2
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3
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B
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4
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5
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6
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C
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E
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F
7
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8
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9
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G
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10
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11
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-01- PERE SIMPLE DU CRYPTAGE
-02- DISCIPLINE ENCHANTERESSE
-03- MERE SIMPLE DU CRYPTAGE
-04- LIMITE CONSTRUCTIVE CIRCULAIRE OU CONSTANTE CHAOTIQUE ?
-05- CREATEUR DU Sphinx, JE CRIE TON NOM
-06- TOUT EST O.K. QUAND JE RETRANCHE 23
-07- DIFFÉRENTIEL DE POTENTIEL NEGUENTROPIQUE
-08- IDEE QUI VIT SA VIE, PAR DELÂ LA VIE DES HOMMES
-09- OBJET DE LA QUETE
-10- PREUVE TROMPEUSE DE NOTRE CONSCIENCE
-11- MEMOIRE EXTERNE DE FELDMEYER

-A- PRINCIPE DE DÉPASSEMENT DE LA POUSSIERE
-B- CONSCIENCE DE L'HOSTILE, IGNORANCE DES ATTENTIONS
-C- METTRE EN " BOUCLE " LE 7 ISSU DU 10
-D- CE QUI EST DEDANS EST GAGNE AISEMENT
-E- AU DELA, CE QUI EST Â DROITE EST Â GAUCHE
-F- SOURCE OU COULE LA NOSTALGIE
-G- PRETRESSE MAGICIENNE

************************************************************

META : 1.1, 5.3, A.3, E.4, G.2, (BON DÉBUT)

Sphinx-2(UEOSLECHESOUVERNENTERAI)

VINGT FRANCS EN OR FONT LE BONHEUR DU PAYSAN.
IL POURRA AGRANDIR SON PRÉ.

...;-)

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Chapitre 15
Déviances
( Sui )

I

Eric faillit bien ne pas s'apercevoir de la chute du petit bout de papier qui tomba de sa poche alors qu'il en sortait ses cigarettes. Intrigué, il ramassa le mot à peine plus gros qu'un télégramme.

"Si les réalités cachées vous intriguent, n'hésitez plus
5 6 9 4 2 2 3 4 1
Quand ça ne va pas bien, je lis une ligne de la Bible
Autrement dit".

Ainsi donc, le mot a été glissé dans ma poche à mon insu, pensa-t-il. Il ne lui fallut guère de temps pour en identifier l'auteur et le sens. Mais lorsque ce fut fait, une vague de soupçons le submergea. Son esprit se disloquait dans le courant d'un impitoyable rouleau. Il avait beau chercher à peser le pour et le contre, aucun élément ne lui offrait d'amarre salvatrice pour trancher : l'auteur de message était-il bien celui qu'il prétendait être ? Après tout, n'importe quelle personne présente à la démonstration de Sphinx pouvait en être l'auteur. Y compris Henri.
Paradoxalement, ce fut un détail secondaire qui motiva sa décision d'appeler le numéro de téléphone décodé dans le message : bien sûr que les réalités cachées intéressent le décrypteur ! Et cela devait passer avant cette envie de tout dire à Henri pour tester sa réaction. D'autant plus que si on cherchait à le piéger, à éprouver sa loyauté envers l'Organisation, il aurait tout le loisir de faire machine arrière en temps voulu.
Sans qu'il puisse se l'avouer, la réponse livrée par Sphinx aux cryptages de Feldmeyer avait touché un point sensible. Il s'était senti concurrencé par la machine. Il avait eu entre les mains la totalité des informations données en pâture au Sphinx. Aussi avait-il attendu le verdict avec anxiété. Mais la réponse de Sphinx ne revêtait pas la valeur d'un dénouement qui eut mit un terme aux angoisses nourries par l'attente. Comme si une symphonie achevait son dernier mouvement par un accord dissonant au lieu de résoudre l'harmonie dans un ample et majestueux accord majeur.
Maintenant, restait à savoir si en moins d'une heure, Sphinx avait triomphé d'un cryptage sur lequel Eric s'était penché pendant près d'une semaine sans succès notoire. Certes, une semaine, c'était peu pour autant de documents. Parfois, un cryptage restait obscur des années durant, ou demeurait éternellement scellé par le secret de l'arcane. Mais une intuition mystérieuse l'avait convaincu que la réponse de Sphinx le renseignerait davantage qu'une année d'étude et de recherches.
Eric se souvenait de la petite énigme préliminaire que l'Organisation avait essayée pour tester Sphinx. Ce Charles Seecatie avait agi de curieuse manière. Eric ne parvenait pas à se défaire de l'idée qu'il ne s'agissait pas que d'un essai. Une expérience dans l'expérience : voilà ce que percevait le jeune décrypteur. Ils n'avaient pas testé la machine, mais l'Organisation elle-même.
" Un fort courant d'entropie touche l'Organisation " avait répondu la machine. L'ancien crypteur ne pouvait pas avoir choisi son codage par hasard. L'occultation mineure était d'une simplicité trop enfantine, avec sa translation alphabétique progressive. Avec quel naturel Charles Seecatie avait annoncé qu'il avait glissé une occultation majeure ! A tout hasard...
Le Ko avait même confirmé l'analyse de Sphinx sur ce point. Pas tout à fait se rappela Eric : il avait confirmé non pas le décryptage mais le diagnostic, c'est à dire l'information livrée par le cryptage. Le jeune homme sentait qu'il tenait là une révélation essentielle, une clef. Restait à trouver la bonne porte. Les situations de choix sont si rares dans une vie qu'Eric aborda celle-ci avec toutes les ressources de son esprit.

Eric, dans son bureau, se mit à démonter un des trois téléphones qui trônaient sur sa table au milieu d'un chaos de papiers, de livres et de bibelots. Bientôt, l'appareil ne ressembla plus qu'à un animal mécanique soumis à une impitoyable dissection. Sur les fils qui dépassaient comme des viscères, le jeune homme brancha un appareil avant d'entreprendre de précis réglages. Visiblement satisfait, il remonta l'appareil téléphonique et composa le numéro de son mystérieux messager.
Ce dernier ne fut pas long à répondre ; pas plus qu'à reconnaître la voix d'Eric.
" J'étais certain que vous appelleriez.
A cette réplique, Eric pressentit qu'un piège se refermait sur lui. Mais il ne raccrocha pas, prêt à faire face.
- Je n'avais guère le choix. Les réalités cachées m'intriguent forcément. Et j'aimerais beaucoup savoir pourquoi vous cherchez à m'éclairer.
- N'allons pas trop vite. Mes motifs sont moins importants que les informations que je peux vous donner. Ou que celles que vous pourrez me fournir.
- Donnant donnant ?
- C'est ça.
- Mais vous avez déjà refusé de répondre à ma première question. Alors je passe à la seconde. Je ne sais pas si vous vous souvenez de ça mais durant la séance d'essai de Sphinx, le Ko a confirmé l'analyse de la machine concernant votre cryptage préliminaire. J'ignore si la remarque concernait la qualité du diagnostic ou bien le décryptage. Qu'en pensez-vous ?
- Je m'en souviens effectivement. Mais j'ai du mal à interpréter son attitude. Au début du projet, le Ko n'a pas eu le droit de rencontrer le père de Sphinx. L'Organisation y a veillé avec soin. Je crois que, dans une phase de rajeunissement, elle commençait à se méfier des anciennes têtes de file. Le Ko aurait pu donc nourrir une certaine rancoeur vis à vis du projet. Dans ce contexte, sa demande de relancer Sphinx et sa remarque paraissent curieuses.
- J'en déduit que ce qui l'a motivé, ce n'est pas Sphinx en lui-même mais l'interprétation que Sphinx donnerait des travaux de Feldmeyer. Cela correspondrait bien avec son comportement des derniers jours.
- C'est une sorte de cryptage auquel s'est livré le Ko alors ?
- Je ne m'en étais pas rendu compte sur le coup. Mais il est clair que c'est le cas. Sa remarque avait une résonance trop particulière. D'autres personnes l'ont peut être remarqué.
- J'en doute. Cependant, c'est vous le décrypteur. Moi je ne fais que supposer. Néanmoins, je sais aujourd'hui que l'Organisation considère le projet Sphinx comme un échec. Ma collaboration avec Arnaud Lanzmann touche à sa fin.
- Pensez-vous que Sphinx ait échoué ?
- Non. Je suis sûr que non. Sphinx a pénétré le domaine de Feldmeyer. Et pour dire la vérité, je suis heureux qu'il ait présenté ses conclusions de façon aussi hermétique. Même si cela doit me coûter ma place.
- En vous appelant, je risque aussi la mienne.
Pendant quelques secondes, ils restèrent silencieux. Puis Eric reprit.
- Vous dites que Sphinx a compris les motifs de Feldmeyer ?
- En tout cas, il n'a pas déclaré avoir rencontré de difficulté pendant la phase de décodage. Seule la phase six a suscité une erreur.
- Malheureusement, il me faudra des semaines pour déchiffrer la réponse. Pour peu que ce soit possible.
- Peut-être qu'à deux...
- C'est le moment de vérité, annonça Eric. Il se rendait bien compte que la proposition l'attirait vers un territoire sans retour. La possibilité d'une manigance de l'Organisation lui revint alors, plus pertinente que jamais.
- Imaginons, poursuivit-il, que l'Organisation croit qu'Henri n'a pas du tout l'intention de lui fournir des résultats sur les cryptages de Louis Feldmeyer. Supposons que -comme vous l'avez dit- elle ne croit pas tout à fait en Sphinx. Pourquoi alors ne pas contacter l'assistant de Henri, en l'occurrence moi, pour lui proposer un marché ?
- Vous savez bien que Henri Mess ne garderait pas des décryptages.
- Même s'il les communique, l'Organisation veut peut-être les avoir avant le Ko. Grâce à moi.
- Vous n'avez toujours pas confiance en moi ?
- Je me contente seulement de faire des suppositions. Je n'ai aucun moyen de savoir si c'est l'Organisation qui vous a sommé de me contacter.
- Et je n'ai aucun moyen par téléphone pour vous convaincre du contraire ".
La conversation sombrait peu à peu dans une impasse. Eric, qui depuis le début savait qu'il évoluait sur un lac gelé, sentait des fissures s'ouvrirent peu à peu sous ses pas. Positivement ou négativement, il aurait aimé que son contact le convainque.
Celui-ci pourtant, faisait tout son possible.

- Quoi que je vous dise, vous pouvez me soupçonner d'agir pour elle. Alors, il nous faut trouver autre chose.
- Je ne vois qu'un moyen. Vous travaillez sur le projet Sphinx depuis le début ?
- Oui. Mais je...
- ...N'avez-vous jamais crypté depuis lors ? A leur insu bien sûr. Il me faudrait la preuve que vous êtes bien l'auteur d'un cryptage clandestin.
- D'une façon ou d'une autre, nous signons toujours. D'ici quelques jours, je serais en mesure de vous fournir cette preuve. Parce qu'effectivement, j'ai codé après mon entrée dans l'Organisation.
- Si vous avez trahi, vous pouvez aussi avoir saboté Sphinx.
- Je ne l'ai pas fait.
- Mais pourquoi ? Il est censé détruire votre travail.
- C'est hors sujet. Pour l'instant en tout cas. Tant que la confiance ne sera pas établie entre nous, je ne pourrais vous en apprendre davantage là dessus.
- Je serais curieux de savoir ce que pense Louis Feldmeyer du Sphinx. Il est probablement au courant de son existence.
- Effectivement. Mais je doute que je puisse vous permettre de rencontrer les Feldmeyer en ce moment. Ils sont particulièrement surveillés.
- Les Feldmeyer ?
- Oui, Aline et Louis Feldmeyer. Je pensais que vous...
Le crypteur n'acheva pas sa phrase. La stupéfaction empêcha également Eric de poursuivre. La réalité arborait soudain la grimace effarante d'un simulacre. Anna, devant ses yeux déjà, s'était transformée en Aline, et voilà que l'amante mystérieuse se métamorphosait en femme.
- Sont-ils mariés ? parvint-il finalement à articuler.
- Non, je ne crois pas. Seulement concubins. Un tremblement dans la voix du crypteur trahissait sa peur ou tout au moins un doute soudain. Eric en profita pour mettre fin à cette conversation éprouvante. Il se découvrit épuisé, coquille vide, heaume ébréché gisant sur l'herbe tachée après un âpre tournoi.
Une seule chose comptait désormais à ses yeux, revoir Aline au plus vite. Pourtant, cette volonté lui semblait singulièrement étrangère à lui-même.

II

Lorsque la sonnerie retentit, il eut un sursaut d'incompréhension et de peur. C'était un bip étouffé, sinistre, qui ne provenait d'aucun des trois téléphones. Sa discussion avec Charles Seecatie découverte, le bip serait son dernier glas. Quand enfin il prit conscience que l'appel arrivait simplement sur son portable, négligemment oublié dans son imperméable. A la même seconde, il se souvint d'avoir laissé son numéro une dizaine de jour auparavant à...
- Aline ?
- Eric ?
- Oh Aline, si tu savais. Il faut qu'on se voit. Aujourd'hui.
- C'est impossible.
- Alors quand ?
- Demain. A quatorze heures. Tu...
- Chut ! Il allait lui demander de ne révéler aucun lieu mais elle poursuivit d'une voix dont personne n'aurait pu dire si elle cherchait à le rassurer lui, ou elle.
- Ecoute-moi bien. Le pays sait récompenser les géants. Alors, ils ont droit aux offrandes dans les jardins d'un éden d'argent. Demain, à quatorze heures. Tu m'as bien compris ?
Elle répéta quand même son étrange phrase avant de raccrocher.

Encore du boulot, soupira Eric. Mais son intuition, prête à surmonter tout les obstacles - motivée par un élan implacable- lui apporta bien vite la solution.
Les géants, grands hommes, sont récompensés à travers la reconnaissance du pays, la patrie ; le Panthéon, en somme. Seule la fin échappait à sa sagacité. Alors il décida qu'il se rendrait sur les lieux en avance afin d'en percer l'ultime mystère. Il ne savait pas encore, que l'Ultime Mystère ne lui serait révélé que bien plus tard et dans un tout autre lieu...
Pour l'heure, il était fourbu et bien décidé à voir cette journée s'achever dans le calme.

Cette nuit là, il fit un de ces songes étranges qui pendant plusieurs années parfois, procurent le sentiment d'avoir réellement vécu un événement extraordinaire. Leur souvenir prend alors place au milieu des traces vraies du vécu, comme si, par leur qualité, leur précision, ces rêves accédaient à un degré de reconnaissance inhabituel ; clochards acceptés à manger à la table des notables. Et là, face à l'indulgence bienveillante des riches, la liberté de mal se comporter, de roter et brailler afin de profiter sans se trahir et sans honte, de la distinction inespérée et autrefois interdite.

La scène se déroule au coeur de l'automne, dans Dieu sait quelle forêt, un jour où le soleil darde le jour de rayons. Leur vif éclat ne fait que rendre la lumière intense et douloureuse, sans chaleur. Un groupe de jeunes hommes et de jeunes femmes est là, sous ces rais de lumière aiguë qui n'ont pas de mal à se frayer un passage entre les branches dénudées des arbres.
Eric observe le cercle de ces hommes et de ces femmes agenouillés. Voilà qu'ils se prennent à ramasser les feuilles en un grand tas bigarré. Mais bientôt, tous commencent à trier les feuilles en dômes distincts.
Eric s'approche un peu. Alors il comprend la logique de cet affairement qui jusque là lui paraissait désordonné. Les dômes gagnent en volume cependant que la troupe accroît encore son effort à l'ouvrage ; Eric distingue bien maintenant les monticules de feuilles. Chacun d'eux offre sa tonalité chromatique dans une annonce chantante et magique : Jaunes vifs, argentés, marrons, bordeaux, ocres ou dorés. Il n'a pas le temps de les recenser tous car voilà que les jeunes gens enferment leurs butins dans des sacs de lin grossier. Ensuite, ils se lèvent et empruntent un chemin si ténu qu'Eric prend peur. Car il veut les suivre avec une distance suffisante pour ne pas être découvert. Heureusement, ils s'arrêtent enfin au coeur d'une clairière dégagée, au pied d'une petite falaise de calcaire. Et sur le sol plat et sableux, ils déposent lentement les feuilles par poignées généreuses avant de laisser la place à un compagnon. Lorsqu'ils ont terminé, ils se placent en cercle encore, autour du rond jonché de feuilles. Eric contourne la clairière et grimpe le long d'un talus. Il longe celui-ci et atteint le sommet de la falaise. Le groupe est toujours là, en contrebas. Et ce qu'il avait soupçonné éclate à ses yeux dans un bonheur intense : les feuilles ne sont pas posées au hasard, leurs teintes ont permis de réaliser un tableau magnifique aux couleurs de l'automne. A lui et à lui seul, il est permis de le contempler.

Le lendemain, Eric se rendit comme prévu au Panthéon avec suffisamment d'avance selon lui pour décrypter la dernière partie du message d'Aline. Il arriva par la rue Saint Jacques qui borde l'arrière de la Sorbonne. Au niveau de la faculté de droit, il bifurqua vers la gauche et rejoignit la place du Panthéon. Tout en marchant, il regardait autour de lui, cherchant un indice avec un air absorbé, manquant même de heurter un touriste offusqué. Il avait espéré être capable d'arborer un regard de détective, mais ne parvenait pas à se départir de celui d'un poète joyeux à l'idée de retrouver sa belle.
" Alors ils ont droit aux offrandes dans les jardins d'un éden d'argent ".
Il descendit la rue Soufflot. Les passants pouvaient lire sur son visage le sourire du triomphe. Car il avait compris bien avant d'atteindre le jardin du Luxembourg ; pendant qu'il observait la fontaine dont l'eau avait gelé peu à peu, dessinant de subtiles variations de courbes miroitantes. Des arches de glace avaient remplacé les jets d'eau. Par-delà ces arches argentées, les grilles noires et or du jardin du Luxembourg l'appelaient.
De temps à autre, il se plaisait à coller la bouche contre son écharpe et à souffler lentement pour réchauffer ses lèvres. Car un vent glacial soulevait des tourbillons de feuilles mortes, les entraînant dans une danse endiablée avant de lancer son haleine de froid mortel à la face d'Eric. Il se promena un long moment sous les arbres, bifurquant au hasard des chemins comme s'il jouait à cache-cache avec le vent. Puis, las et transi dans ce froid oppressant, il choisit un banc et s'assit puisque maintenant, il savait qu'elle viendrait.
Il reconnut sa silhouette bien avant qu'elle n'arrive à sa hauteur. Elle portait pourtant de larges lunettes aux verres fumés, comme une diva anonyme. Elle tirait de temps en temps une longue bouffée d'une cigarette à bout doré qui fit naître de curieuses réflexions chez le jeune décrypteur. Il se disait qu'il avait toujours préféré les fumeuses ; ou plus exactement, il avait statistiquement été plus souvent attiré par des fumeuses. Cela l'intriguait. Qu'est-ce qu'une fumeuse pouvait avoir de plus ? Rien peut être. Seulement, celles qui s'adonnent au tabac offrent un éventail de gestes qui en disent long. Pour peu que l'œil soit entraîné, ces gestes livrent malgré eux des secrets, offrent des repères pour juger de la grâce et de l'élégance d'une femme. Plusieurs fois, il avait observé ceux-ci comme s'il assistait au vernissage de quelque sculpture mobile.
Aline-Anna s'assit à côté de lui.

III

Les mots ne venaient pas. Il ne savait par où commencer. Ce fut elle qui rompit le silence.
" Il fait très froid, partons ".
Il la suivit dans un bistrot proche où ils choisirent une table à l'écart.
" Je suis désolé pour l'autre jour. Je suis parti comme un voleur. Et même... Mais je vous ai rapporté les négatifs.
- C'est inutile, affirma-t-elle en enlevant enfin ses lunettes.
- Vous vous êtes pourtant donné du mal pour les prendre à l'insu de votre mari.
- Alors vous savez.
- Non. Je ne sais rien. J' aimerais comprendre.
- Je ne suis pas certaine que vous soyez réellement prêt à accepter la vérité.
- Vous m'avez laissé les prendre. C'est ça ? Vous saviez que j'allais les ramasser.
- Bien sûr. C'est moi qui suis venue à votre rencontre. Souvenez-vous.
- J'ai plutôt l'impression que c'est moi qui suis venu à votre rencontre. Je vous ai suivi.
- Et pourquoi l'avez-vous fait ? Si j'avais voulu pénétrer chez Louis sans être vue, je savais comment m'y prendre.
- Manipulé, hein ? Depuis le début. Savez-vous que j'ai tué un homme ? Ca fait partie de l'histoire, je suppose. Vous ne démentez pas, alors je dois avoir raison.
- Un grand changement est à l'œuvre. Il demande certains sacrifices. J'ai dû renoncer à bien plus que mon innocence pour que le plan de Louis fonctionne.
- Vous avez même dû endurer une nuit avec un jeune imbécile de décrypteur.
Elle agrippa soudain la main d'Eric et le fixa. Dans son geste, elle avait heurté une petite cuillère qui tomba sur le sol en tintant d'un son froid. Elle pleurait sans cesser de le regarder dans les yeux, ouvrant son âme ; se retrouvant nue et vulnérable.
- Je suis désolé. Je n'aurais pas dû dire ça. Je m'excuse.
Elle essuya une larme du revers de la main et remit ses lunettes dans un sursaut émouvant d'amour propre. Eric ne savait plus comment enchaîner et oublier l'incident. Par bonheur, on vint à cet instant débarrasser leurs tasses vides. Le serveur ramassa la cuillère en marmonnant. La diversion suffit à redonner du courage à Eric.
- Les dessins chez vous sont de Louis n'est-ce pas ?
- Oui. Mais il ne dessine plus depuis longtemps déjà.
- Je trouve qu'il avait du talent. Assez en tout cas pour signer ses œuvres. Pourquoi ne l'a-t-il pas fait ? Même sous un pseudonyme.
- Louis est très secret. Je préférerai qu'on parle d'autre chose. Il ne sait pas que je suis là et... je ne pourrais pas rester bien longtemps.
- J'ai tellement de questions à vous poser. Hier l'Organisation a procédé à un essai du projet Sphinx sur les travaux de votre mari. Je suis entré en contact avec un crypteur qui a travaillé sur le projet. Il a affirmé vous connaître. Vous voyez de qui je veux parler ?
- Les réalités cachées m'intéressent autant que vous.
- Je n'arrive pas à comprendre pourquoi il a pris ce risque. Sa couverture est entre mes mains maintenant.
- Vous n'allez pas le dénoncer ?
- A quoi bon. J'ai le sentiment que cela n'a plus aucune importance.
- Alors fiez-vous à votre intuition. Un bon décrypteur...
- ... Je n'ai plus envie d'être un bon décrypteur. Mon intuition me dit qu'on ferait mieux d'aller chez vous et de passer de bons moments en attendant que le groupe et l'Organisation règlent leurs comptes.
- Il est trop tôt pour ça. Mon appartement est surveillé. J'aimerai tout comme toi que tout cela finisse.
- Le plan de ton mari n'est pas éternel.
- qui sait ? ."

Ils bavardèrent encore un moment mais bientôt, Aline dut quitter le jeune décrypteur, après un baiser trop bref. Eric ne parvenait pas à trancher entre des sensations contradictoires de bonheur et de déception. Car elle lui en avait dit trop et pas assez, s'était montrée manipulatrice, fragile et pourtant si sincère.
Avec peine, il se décida quand même à rejoindre son maître, dans ce manoir dont l'air amènerait pour toujours à son goût, une saveur de mort absurde. Une mort d'une si grotesque inutilité qu'il aurait tant aimé en voir le souvenir disparaître. Impossible. Il se revoyait nettement, au milieu de l'allée centrale, le canon chromé pointé vers le véhicule dans l'allée tel un index dénonciateur. Puis la détonation de l'arme avait suivi, logiquement. Le son avait engendré de curieuses réverbérations. L'écho le plus net, très bref, avait du être rejeté par la maison. Pour le reste, Eric avait cru entendre le crissement imperceptible des graviers jonchant l'allée, résonnant comme une snare-drum. Alors, comme pour terminer cette mesure, il avait suivi docilement la portée et avait tiré encore. Trois fois.


Chapitre 16
Persuasions
( Lin )

N' y aurait-il qu'un seul juste sur la terre,
Il soutient le monde. Talmud

I

Je pouvais être satisfait. Les préparatifs de la téléconférence achevés, je n'eus qu'à me laisser couler dans le fauteuil et fermer les yeux pour méditer doucement à mon plan. Depuis ce bazar capitonné, je n'entendis pas le son de la désobéissance d'Aline, ce petit claquement de porte. Ma montre sonna deux minutes à peine avant le début de la séance. Alors je me tournais vers le pupitre à ma droite et sans quitter mon fauteuil, commençai la procédure de liaison. Comme les six autres, j'entrai le code complexe sur le clavier. Puis, après avoir surveillé attentivement ma montre pendant quelques instants, je validai. Les sept codes devaient fusionner pour rendre possibles et inviolables les liaisons entre les sept terminaux.
Les écrans dépareillés s'illuminèrent presque simultanément, faisant rayonner ma face de crypteur d'une lueur glauque. Excepté un, obstinément obscur. Au vu des grimaces des cinq autres membres du groupe visibles, il devait en être de même pour eux.
Merde, un bon motif pour reporter le match songeai-je.
Le chef de séance, Boris Kesnovski leva la main, présentant une paume large, en un geste solennel.
" Messieurs, je crois que j'ai un problème de liaison. J'ai devant moi la liste des participants à cette réunion. Je propose de faire un tour de table avant toute chose pour éclaircir ce problème. Pour ma part, je n'ai aucune image de Marc Chavagneux. Et vous monsieur Johary ?
- Pareil. tout semble marcher hormis l'absence de visuel sur Marc, répondit ce crypteur qui était du nombre de ceux auprès desquels j'avais insisté pour déclencher cette conférence.
- Et vous Madame Ledain ?
- La même chose messieurs. Je vous vois tous mais pas monsieur Chavagneux.
- Monsieur Chenebel ?
- ...
La bouche de Bernard Chenebel s'agitait inutilement. Son regard s'illumina bientôt d'une perplexité comique.
- Je suis désolé monsieur Chenebel mais on ne vous entend pas. Si vous m'entendez levez la main (il le fit). Vérifiez votre micro (il le fit). Parlez ( il semble qu'il le fit ). Bon. Hum. Ça ne marche pas. Et vous, Monsieur Chavagneux. Nous ne vous voyons pas.
- J'en suis désolé. Sa voix, malgré un volume correct, semblait s'arracher des haut-parleurs avec peine. Les consonnes manquaient de netteté. Pour ma part, continua-t-il, je vous vois tous et vous entends bien. Personnellement, cela ne me dérange pas de continuer ainsi, mais c'est probablement plus facile pour moi que pour monsieur Chenebel que je vois s'agiter sur mon écran.
- En tant que chef de séance, la décision m'appartient. Et vous Charles Seecatie ?
- Tout est OK.
- J'ose espérer qu'il en va de même pour le principal instigateur de cette réunion.
- Oui, répondais-je avec autant d'humilité que possible.
- Alors à moins que Bernard Chenebel ne s'y oppose, nous allons commencer ( il ne s'y opposa pas mais une grimace ternit son hochement de tête approbateur d'une nuance résignée). Je vous demanderais un minimum de discipline. Essayez de ne pas interrompre les orateurs que je désignerai. La parole est à monsieur Feldmeyer.
- Merci, commençais-je. Je vous salue tous, comme nous n'avons pas encore pu le faire. Il existe cependant un problème que Boris a omis. J'espère que ces ennuis techniques ne signifient pas que le signal puisse être détecté. Il s'agit semble-t-il d'un dysfonctionnement très local. Néanmoins, dans le doute, je vous demanderais la plus extrême prudence dans vos propos.
Cette réunion constitue effectivement une initiative de ma part. Mais je pense n'étonner personne en disant qu'elle aurait eu lieu tôt ou tard, à votre propre demande. Ne serait-ce que pour dissiper certains malentendus.
Je n'ai pas l'intention de vous haranguer avec un long discours sur la liberté de crypter. Vous y êtes, je l'espère, tous aussi attachés que moi. Et, pour la plupart d'entre vous, le cryptage représente une découverte bien antérieure à l'entrée dans le Groupe. Je suppose que vous avez remarqué -ou qu'on vous l'a signalé-, que depuis plusieurs mois, je procède à certains cryptages qui n'ont pas reçu l'aval du Groupe. Je veux profiter de cette réunion pour vous montrer combien, malgré les apparences, mes actes n'ont rien eu ni d'hostile, ni de contraire à l'esprit du Groupe. D'ailleurs, ces codes ont été faits au grand jour.
Vous connaissez la tendance qui ronge l'Organisation. La procédure devient maîtresse de toutes leurs actions, le cérémonial l'emporte sur les relations naturelles, amicales, et sur les fraternités créatrices. Gardons-nous de les suivre dans cette voie. L'aval du Groupe ne saurait être assimilé à une estampille magique. Ce n'est pas un label. Seulement le signe de notre unité. Et encore. Dans des conditions particulières. Il existe des actions qui doivent être menées avec une discrétion totale.
- Je suis désolé de vous interrompre, mais André Johary veut intervenir monsieur Feldmeyer.
- Il y a des éléments dans votre discours que je ne peux laisser passer, Louis. Il avait pris des notes fiévreusement pendant le discours du crypteur et les relisait frénétiquement tout en parlant. Que tu prétendes vouloir nous éviter un fonctionnement trop rigide passe encore. Mais si tu affirmes que soumettre tes cryptages au Groupe diminuerait leur portée n'est pas correct. Ce que tu recherches aujourd'hui, c'est notre confiance. Or tu la brises toi-même en agissant en franc-tireur. Tu nous accuses de manquer de discrétion ?
- N'exagérons rien André. Non seulement je crypte encore souvent pour le Groupe, mais je le tiens encore informé de nombre de mes travaux. Je ne te ferai pas l'affront de t'expliquer les raisons du codage.
- Une réponse bien subtile à une interrogation pourtant simple, poursuivit Jeanne Ledain avec l'accord de Boris. La vieille femme aux cheveux gris argentés souriait. Cela faisait naître sur son visage de nouvelles rides dont on se demandait comment elles pouvaient se frayer un chemin au milieu des autres ravines. Sur sa peau, pas un sillon ne semblait sec et dur. Non, les plis sur sa face s'amusaient à dessiner un labyrinthe au milieu d'une chair miraculeusement tendre.
Votre attachement à la vérité est connu de tous au sein du Groupe. Cela vous donne une certaine forme de liberté. Mais cela créé aussi une contrainte forte, livrant une arme à vos adversaires. Il suffit de vous poser les bonnes questions pour connaître vos motifs, Louis.
Derrière ces mots, je pouvais deviner bien des choses. Le Groupe avait dû se sentir menacé. Qui d'autre aurait su le défendre avec autant de pertinence que Jeanne ? Car en définitive, l'argument pouvait séduire : incapable de mentir, je ne pouvais être considéré comme un danger. Il suffisait de me demander. Cependant, tout comme moi en cet instant, elle n'en ignorait pas la faille, et me le faisait savoir avec une terrible discrétion. Du coup, je cherchai sur les visages pixélisés les moindres signes de compréhension. Si d'autres avaient deviné, ils n'en laissaient rien paraître.
- Désolé de prendre ainsi la parole Kesnovski mais je n'ai pas le choix. La voie brouillée de Marc Chavagneux, homme invisible, semblait venir de nulle part. Les motifs de Louis Feldmeyer sont-ils vraiment l'enjeu de cette réunion ? Je ne vois que deux options. Ou bien ces motifs ne vont pas à l'encontre du Groupe et peu importe alors ses méthodes, ou bien ces motifs sont dangereux pour nous et il faut les combattre quelle qu'en soit l'expression. La situation est donc claire. Cette réunion n'est pas un tribunal et si quelqu'un a un reproche à faire à monsieur Feldmeyer, qu'il le fasse tout de suite.
Ce fut Charles Seecatie qui s'y colla :
- Avez vous oui ou non utilisé l'hypnose sur un ou plusieurs membres du Groupe, à leur insu, Louis ?
Un murmure de consternation emplit la salle de téléconférence de Louis. Boris Kesnovski martelait sa table comme s'il désirait l'enfoncer dans le sol. Bernard Chenebel, l'homme muet s'agitait devant sa mini-caméra. J' avais gagné la première manche.

II

- La réponse est non, bien sûr. Et je suis heureux que nous abordions enfin ce problème. Je souhaite que vous libériez ce pauvre professeur Mesmer. En l'enlevant, le Groupe a commis une imprudence terrible. Cela va de plus à l'encontre de tous nos principes.
- Je ne sais pas à quel jeu vous jouez monsieur Seecatie, mais je le saurais bien vite, tonna André Johary. Quant à vous Louis, n'espérez pas vous en tirer par un simple appel à nos soi-disant principes.
- Ne vous laissez pas emporter, André, demanda le chef de séance qui voyait combien la réunion lui échappait peu à peu. Vous pouvez poursuivre mais je ne tolérerai aucune nouvelle menace.
- Je ne menace personne. Mais c'est tout de même un comble que ce soit Louis qui dénonce notre imprudence. L'enlèvement du médium -puisque ce n'est plus un secret- n'a pas été une décision facile. On se serait bien passé de cela, Louis. Et il y a plus grave. Le professeur n'a pas parlé. J'en déduits donc qu'il avait quelque chose à cacher. Il a même prétendu ne pas vous connaître. Je me demande comment l'amateur de vérité que vous êtes censé être va nous expliquer cela.
Le soulagement envahissait Louis. Jusque là, il ignorait si le médium avait ou non parlé. A moins d'un improbable piège, il vouerait désormais une indicible reconnaissance à celui qui avait su protéger son plan.
- C'est très simple, poursuivit-il, le professeur Mesmer n'est pas un hypnotiseur de foire. Son domaine n'est pas l'hypnose proprement dite, mais l'auto-hypnose. Si j'ai fait appel à ses services, c'est pour des raisons personnelles. Lorsqu'il a prétendu qu'il ne me connaissait pas, il ne mentait pas ; aussi incroyable que cela paraisse. Il a seulement procédé à une injonction d'oubli. Une notion que vous auriez facilement pu découvrir en lisant ses publications. Jamais je ne vous demanderai de le libérer si je n'étais absolument certain qu'il ne présente pas de danger pour le Groupe, même après l'erreur que vous avez commise en le kidnappant. Cet homme est capable de vous oublier en un claquement de doigt. Définitivement. Nous devons ensemble préparer sa libération. Il faudra aussi étudier comment le Groupe en est arrivé à une telle extrémité. En tout cas, si les choses ne se passent pas ainsi, ma collaboration avec le Groupe sera définitivement rompue. Quelles qu'en soient les conséquences. Adolphe Mesmer est mon ami.
Louis avait prononcé ces dernières paroles avec une émouvante sincérité, imposant un silence de réflexion.
- Le choix des membres de cette réunion ayant été avalisé, je propose de soumettre cette question de la libération du professeur a vote à main levée.
- A condition de ne pas m'oublier, railla Chavagneux. Et surtout, Boris, réclamez une majorité consolidée, c'est trop important pour accepter moins.
- C'est à lui d'en décider Marc ! gueula Seecatie.
- Du calme ! Je refuse d'utiliser la majorité consolidée sur ce point. Je choisis l'unanimité faible.
Louis sembla s'affaisser sur lui-même. Un sale coup. Ce sont six voix favorables qu'il lui fallait obtenir.
Feldmeyer leva la main, suivi de Seecatie, puis de Jeanne Ledain. Mais Boris Kesnovski demeurait immobile, tout comme André Johary qui croisait même les bras pour montrer sa détermination. Marc Chavagneux annonça qu'il levait la main. Boris se joignit au rang des libérateurs. Cela faisait cinq voix. Bernard Chenebel, contraint au silence pendant toute la durée de la réunion pris alors conscience des six paires d'yeux sur les écrans. Ils ne le fixaient pas lui et pourtant le regardaient tous, chez eux, sur leur moniteur. Sauf un : Louis, qui le " regardait " dans les yeux. Il leva la main.
Un truc, aurait dit Diego. Un vieux truc. Quand tu passes à la télé, regardes pas le mec qui te pose des questions, regardes la caméra. Ça a l'air con sur un plateau, mais tellement plus vrai dans les foyers. Bon sang, songea Louis, c'est avec ça que je gagne cette foutue seconde manche !
- Bien, annonça Kesnovski. Ce point peut être considéré comme réglé. Néanmoins, la libération du professeur ne constitue pas le seul élément de l'ordre du jour. Voulez-vous que nous traitions d'autres points, monsieur Feldmeyer ?
- Pour ma part, j'ai dit tout ce qui me semblait nécessaire. Si j'ai pu éveiller votre méfiance, je souhaite que cette réunion en marque la fin ".
Le reste de la téléconférence consista en une laborieuse série de mises au point.

III

La réunion terminée, Louis débrancha un à un les appareils ; chirurgien bizarre, mettant hors fonction les organes d'un être surréaliste composé de moniteurs, de câbles, et de boîtiers divers. Malgré la jubilation légitime d'une difficile victoire, ses gestes demeuraient calmes et appliqués. " Le plan poursuit ses effets ".
Il ramassa un tournevis cruciforme qui traînait et sortit de la salle de téléconférence. Aline lisait un antique traité chinois dans le salon. Alors qu'il rangeait l'outil dans un placard de la penderie, il remarqua de minuscules flaques sur le sol.
" - Aline ? Je crois que j'ai réussi. Adolphe sera libéré bientôt.
- Je n'arrive pas à y croire.
- C'est pourtant ce qui va se passer. Le match a été dur mais avec un peu de chance, il a pris une tournure inespérée.
- A-t-il... Elle n'osa pas achever sa question.
- Non. Pas un mot. Il a du courage quand même. Alors qu'il ne sait pas grand chose du plan, il l'a défendu.
- C'est toi qu'il a défendu.
- Pas si évident.
- Qui était présent ?
- Boris, qui présidait. Le plus important à convaincre. Cet emmerdeur de Johary. Jeanne Ledain. Elle a découvert quelque chose et me l'a fait comprendre discrètement. Je suis un peu inquiet. Bernard Chenebel n'a pas pu placer un mot. Le son ne passait pas. Il y avait aussi ce drôle de type qu'on avait rencontré au séminaire de Lyon, Marc Chavagneux. Mais manque de chance, lui, c'est l'image qui a déconné. On l'entendait tout juste. Et puis Charles bien sûr. Mon allié le plus infaillible. Sans lui, je ne crois pas que ça aurait pu fonctionner.
- Crois-tu qu'il ait compris le coup de la panne ?
- L'important, c'est que l'Organisation comprenne.
- O.K. mais c'est lui qui travaille sur le projet Sphinx. Si lui ne pige pas. Eux non plus.
- Un et un font...
- Un.
- Et sept font ?
- Six. Je sais tout ça, Louis ".


Chapitre 17
Détails
( Gen, Xun )


I

Dans le manoir de Henri Messe, un habitué aurait certainement diagnostiqué le retour à la normale. L'onde en contrebas chantait toujours sa litanie chuintante. Henri regagnait peu à peu un semblant d'activité -avec juste ce qu'il fallait de nonchalance-. Et son élève l'aidait tant bien que mal. De percer ensemble un code aurait suffit à les remettre sur les rails. Et c'est ce qui se produisit. Oh ! Il ne s'agissait pas d'un texte de Feldmeyer. Ils ressemblaient tout deux à des pêcheurs qui seraient restés trop longtemps sans pratiquer. Ils venaient de lever un goujon. Pas de quoi festoyer, mais c'était un signe. On pouvait y croire.
Il est probable que Henri ait eu davantage besoin de croire au retour des choses, à la réversibilité des événements. Peut-être parce qu'Eric prenait peu à peu conscience de sa progression. Il gravissait une montagne, s'accrochant à chaque prise, comme si chacune était la dernière. Surtout ne pas regarder en bas. Surtout éviter de s'agripper à un bout de roche trop friable, qui pourrait céder et révéler une paroi aussi lisse que si l'anfractuosité n'avait jamais existé. Ne pas glisser.
Sa rébellion contre Henri atteignit alors une étape décisive. Car chez celui qu'il eut aimé sans faille, Eric cru découvrir une forme inattendue de cécité. Comment peut-il ne pas voir, déplorait une voix intérieure.
Ce matin là, Henri lui avait demandé de travailler une journée entière sur les étranges réponses de Sphinx. Face au manque d'enthousiasme du jeune homme, Henri lui avait reproché sa paresse et son manque de persévérance. Quelle injustice aux yeux d'Eric ! Sa foi en les vertus du labeur et de l'effort, il les avait déjà acquises au prix d'anciennes leçons. Au prix d'anciennes erreurs aussi. Mais en ce jour, il s'agissait de tout autre chose. Certes, la réponse de Sphinx relevait d'une forme complexe de code qui méritait un décryptage soigné, mais comment Henri pouvait-il ne pas se rendre compte du reste. Toute la situation était cryptée, pas seulement les mots. Les sept procédures de Sphinx s'inscrivaient dans le schéma plus vaste d'une gigantesque entourloupette. La cinquième étape, celle de l'intelligence artificielle n'existait pas. Quant à la sixième, celle concernant le choix de la forme du rapport, elle avait avoué son échec au lieu de clamer son incontestable réussite. L'erreur " #3F " n'avait rien d'une erreur logicielle, mais tout d'un explosif feed-back positif : l'effet qui nourrit la cause qui l'a engendré. Une erreur est un accident. Le chiffre hexadécimal au contraire avait été choisi avec soin.
Il serait injuste d'accuser Eric et de l'affubler à tort de cette vulgaire tendance des élèves à aimer se croire plus forts que leur maître. En outre, cette tendance n'a de vulgaire que sa triste banalité ; parfois elle procure l'énergie nécessaire à l'initiation. Et puis, Eric s'en rendait compte à présent, Henri ne pouvait symboliser à lui seul toute la colère que lui inspirait désormais son travail. Mais la foudre qui s'accumulait en son esprit devrait frapper tôt ou tard.
Elle a déjà frappé.
L'espace d'un battement de paupière, le jeune décrypteur s'effraya à la pensée qui l'avait soudain envahi. D'avoir tué une première fois rendait l'acte terriblement possible, tangible. Le meurtre avait perdu son caractère d'interdit sacré. Néanmoins, il se rassura car à défaut du masque du sacrement, il lui semblait que l'assassinat s'était couvert d'un nouveau loup, plus puissant, plus évocateur encore. Une forme de souveraine rationalité.
Plus question de meurtre. Pas question de tuer Henri. Même si...
Sa respiration venait de gagner quelque chose : une rondeur dans le rythme, un groove. Il se sentait beaucoup mieux.
Pourtant, il ne parvenait pas à se concentrer sur le cryptage de Sphinx, du moins sur les détails. Et cette incapacité ne le gênait nullement. Intuitivement, il savait que la réponse ne viendrait pas de l'acharnement ; en tout cas, pas sous cette forme et surtout pas pour l'instant.

II

Absorbé dans une incompréhensible contemplation de son écran informatique, Henri ne remarqua pas l'entrée d'Eric. Le jeune homme s'efforça de feindre ne pas avoir vu le sursaut de Henri lorsque enfin, il perçut sa présence. Il craignait la signification de cette peur, tant vis à vis de lui-même que pour ce qu'elle impliquait dans l'esprit de son maître. " Peut-être aurait-il sursauté de la même façon pour quelqu'un d'autre ", tenta-t-il de se convaincre. Mais il comprenait trop bien l'inutilité de la démarche. Plus rien ne serait comme avant. Son meurtre avait brisé quelque chose. Il trouvait déplorable que Henri ne puisse partager sa vérité. Car le crime avait modifié d'autres choses, pour d'autres raisons. Visiblement, Henri n'en percevait que la violence, le danger, les conséquences immédiates et irrémédiables.

" Le Ko a été évincé aujourd'hui, tu le savais ? commença-t-il sans cesser de regarder l'écran.
- Non.
- Cela signifie que tu as toutes les chances de ne pas être inquiété.
- Ca n'a pas l'air de te faire plaisir.
- Bien sûr que ça me fait plaisir. Mais il s'agit d'un événement qui arrive bien à propos. Et bien à temps. Tu sais combien je m'intéresse à l'improbable.
- Première leçon. L'improbable, c'est l'information, quelle que soit sa forme. Shannon et Weaver revisités par l'Organisation. L'entropie, en tant que tendance des systèmes à se diriger vers l'état le plus probable est l'inverse de l'information, la neguentropie.
Mais... une probabilité n'est valable que dans un ensemble d'états possibles, une sphère de connaissances. Un brin d'herbe, en tant que forme vivante est improbable dans l'univers, mais assez probable dans un terrain de golf.
- Cesse de railler. L'ensemble des connaissances en question, l'Organisation le bâti chaque jour un peu plus. Et c'est grâce à lui que tu es formé au décryptage.
- Un sous-ensemble des connaissances que les crypteurs ont codifié.
- Non, c'est bien plus et tu le sais. Le décryptage ne fait pas que mettre à jour. Le travail enrichit autant le texte que celui qui fait l'effort de le fournir. Le crypteur ne pourra jamais en profiter. Car il connaît son propre code. En décryptant -s'il en est capable-, il ne redécouvre que lui-même.
- On pourrait dire ça de nous.
- Tu es dans une période de doute. Ce n'est pas un mal, mais évite d'agir tant que cette période dure, Eric.
Il détourna enfin la tête du moniteur pour confronter leurs regards et ajouta :
- Pour ton bien. Bon sang, Eric, pourquoi est-ce que tu as buté ce type ?
- Si je le savais ! Putain Henri ! Mais si je le savais, nous n'en serions pas là à discourir sur du vide ! ."
Il jeta les notes qu'il tenait sur le bureau de son maître et sortit en claquant brutalement la porte. Henri, abasourdi, fixa la porte un long moment, comme s'il s'attendait à un retour imminent du jeune homme. Puis, sans cesser de regarder la porte, il ramassa machinalement un feuillet qui avait voleté doucement avant de se poser à ses pieds. Mais avant de le lire, il ne put s'empêcher de songer avec colère à l'incident.
" J'ai pourtant raison ! ".
Mais cela ne suffisait pas à le convaincre et encore moins à impressionner Eric. Car il sentait parfaitement une force à l'œuvre chez le jeune homme ; et savait combien il était vain de compter sur la simple raison.
Alors il lut l'extrait du rapport de l'apprenti décrypteur qui avait chu, pris du sentiment troublant que procurent les certitudes inexpliquées, lorsqu'on les identifie. Eric pourtant n'avait pas pris la peine de soigner sa présentation. Le feuillet un peu froissé était couvert de notes crayonnées où Henri recherchait désespérément un début. Il repéra une phrase si marquée que les caractères s'y teintaient de reflets métallisés de graphite.

Un peu de salive sur les doigts aurait suffi
pour comprendre le géant des énigmes, Henri.

Une véritable insulte tempêta Henri. Voilà qu'il crypte à son tour ! Et pas de la meilleure façon, en plus.
Il se sentait épuisé, accablé par la succession d'événements incontrôlables qui se succédaient. L'accident dans le salon, le meurtre, son incompréhensible catatonie, les réponses de Sphinx, s'ajoutaient en autant de signes épars. Le plus désagréable dans tout cela, c'était cette certitude inavouable d'avoir atteint un point de non-retour. Trop vieux pour agir, trop confortablement installé dans la maîtrise de son art, Henri abhorrait ce rôle de spectateur qui s'imposait à lui. Et il se reprochait sa coupable soumission à un destin dont il ne percevait même pas l'enjeu.
Malgré toute sa haine pour le Ko, il devinait à quel point l'éviction de ce dernier changerait l'Organisation. Déjà, une lutte d'influence se profilait. Mais pour ce combat, le décrypteur ne grimperait pas sur le ring. Tout au plus pourrait-il prendre les paris.

Comme Eric l'avait pressenti, le déclic ne se produisit pas en travaillant. Simplement, mystérieusement, l'idée avait cheminé, se frayant un chemin dans ses neurones, au gré subtil et improbable des connexions. Alors il entreprit de rédiger son rapport :

Sphinx n'est pas intelligent. Le cinquième module, celui de l'intelligence artificielle n'est qu'un leurre. Plus exactement, l'intelligence de Sphinx n'est pas artificielle, mais naturelle, en ce qu'elle est parfaitement analogue à la raison humaine.
Ce n'est pas parce que je connais le mot " table " que je comprends ce qu'est une table. La compréhension vient de ce que le mot " table " évoque un ensemble d'images, de souvenirs. Si quelqu'un veut m'expliquer ce qu'est une table alors que je n'en ai jamais vu une, l'important, ce ne sont pas tant les mots qu'il trouvera mais les images, les références à mes expériences passées qu'il évoquera sans même le savoir.
L'intelligence de Sphinx ne vient pas d'un quelconque stock de connaissances, mais de sa capacité à mettre en liaison ces éléments.Elle constitue une propriété émergente, pas intrinsèque.
Feldmeyer a fait une découverte essentielle. Il cherche à la communiquer aux initiés.

Il cessa brutalement d'écrire et effaça toute trace de son travail. A quoi bon leur dérouler un tapis rouge, se demandait-il ? Car il en arrivait à la conclusion que si leur cécité les empêchait de comprendre la manœuvre de Feldmeyer, alors son travail ne leur servirait à rien. De plus en plus, même, il voyait se profiler la victoire inéluctable du crypteur.
Un dilemme naissait en lui, dont l'enjeu n'était autre que sa fierté future. Trahirait-il l'Organisation parce qu'elle allait perdre, ou bien parce que Feldmeyer gagnerait ?

III

Eric sortit ce soir là avec la ferme intention de se distraire et de ne plus penser à rien qui évoque de près ou de loin la querelle éternelle des crypteurs et des décrypteurs. Mais alors qu'il accumulait négligemment les cocktails dans un bar cubain, il aperçut une ancienne connaissance. Peut-être qu'Aline l'avait rendu méfiant à l'égard des apparences ; en tout cas, il n'était pas certain que cette mignonne brune un peu gironde fut bien celle qu'il avait rencontré quelques années plus tôt.
Un autre jour, il aurait sûrement trouvé la situation cocasse en raison de son coté archétypique. Avec quel cliché l'aurait-il abordé alors ?
" Excusez-moi mademoiselle, mais j'ai l'impression que nous nous connaissons ? ".
Il la scrutait avec une telle insistance qu'il se sentit gêné lorsque leurs regards se croisèrent. Mais il ne put rien lire dans ce regard là qui lui permette de se faire une idée. C'était bien elle, maintenant il en était certain, toutefois, il n'aurait pas parié que la jeune femme l'avait reconnu.
Il se souvenait de leur rencontre, dans cette banale station balnéaire, sur cette plage qui ressemblait à n'importe quelle plage, et qu'il devait haïr pour cela. La première chose qu'il avait vu chez elle, c'était ses seins. Ils pointaient avec une arrogance telle qu'Eric avait craint en la saluant que le monde entier ne s'aperçoive des changements qui s'opéraient dans son maillot de bain malgré tous ses efforts pour les réprimer. En dépit du fait que les vacances ne faisaient alors que commencer, il s'était juré de la séduire au plus vite. Il verrait bien si ces seins garderaient leur arrogance en toute circonstance !
Lorsqu'un peu plus tard elle s'était levée pour aller affronter les vagues océaniques, son regard avait été attiré malgré lui vers le sexe de sa future conquête. Avec émoi, il avait distingué les poils sombres et courts de sa toison autour de son minuscule monokini. Déjà décrypteur dans l'âme, il avait entamé les premières déductions. Cette toison là avait dû -à en juger par la longueur des poils- être rasée trois ou quatre semaines plus tôt, soit fin mai. Pourquoi ne pas avoir attendu le début des vacances ? Il en conclue qu'elle devait pratiquer la natation.
L'important pour lui, à l'époque, n'était pas de raisonner bien, mais de raisonner beaucoup ; plus que les autres, surtout, et sur davantage de sujets. Souvent, toutes intempestives qu'elles fussent ; ses réflexions s'avéraient payantes. Profitant de ses talents de nageurs, il se fit passer pour un champion de natation et parvint à la séduire avec une facilité dont il n'était pas peu fier.
Il ne se rendit compte de sa méprise que vers la fin du séjour, lorsqu'il apprit la véritable raison qui poussait sa dulcinée à s'épiler le sexe bien avant le début des périodes estivales. Le métier d'actrice de films pornos a bien des exigences étranges.
Loin de le dissuader de poursuivre dans la voie du décryptage, cette expérience malheureuse -et quelques autres- achevèrent de le convaincre de perfectionner ses dispositions naturelles pour l'observation. Par la suite, bien qu'il ne sache jamais comment l'Organisation avait décelé son potentiel, il avait accepté comme une bénédiction l'offre de suivre les enseignements d'un maître décrypteur.
Il était parvenu à surprendre Henri avec sa placidité étonnante ; car s'il ignorait l'existence de ce monde parallèle et insoupçonné en marge de l'ésotérisme avant d'y pénétrer, il se comportait comme s'il avait toujours su. Comme si la lutte entre l'Organisation et le groupe constituait un élément naturel de l'univers.
A l'issue de la première année cependant, la jeunesse d'Eric l'avait placé face à un mur de doutes. Elle s'accommodait mal de ces journées passées tantôt dans des bibliothèques, tantôt face à des écrans informatiques. Il avait alors conclu un accord avec Henri et l'Organisation. Son rôle désormais, se partageait entre décryptage et espionnage. En cela, plus encore qu'une harmonie avec sa jeunesse, sa nouvelle activité le reliait à toute une imagerie romantique drainée par l'enfance.

Elle ne l'avait pas reconnu. Evidemment. Avec tous les partenaires qui avaient dû défiler autour d'elle, en elle. Peut-être rencontrait-elle chaque jour sans même s'en apercevoir un homme ou une femme avec qui elle avait couché autrefois. Eric se demanda si elle poursuivait encore, douze ans plus tard, ce boulot qu'on a peine à nommer. Il estima que non, car elle portait une tenue élégante, discrète, et il avait entrevu le reflet d'une alliance à sa main gauche. Cela ne constituait pas une preuve, bien sûr, mais son intuition le trompait rarement. Seule son intelligence le perdait parfois.
Quand elle finit par quitter le bar bruyant, il ne tenta pas de lui parler, préférant la laisser s'évanouir comme un mystère ; se contentant d'admirer une dernière fois sa silhouette scandaleuse dans l'embrasure de la porte. Mais à cet instant elle se retourna et lui adressa un petit geste amical de la main, accompagné d'un sourire à peine perceptible. Eric admira avec quel soin elle avait composé ce geste. Gracieux, sans ambiguïté, il lançait un signe, pas une invitation à la suivre. Un geste honnête, en somme, qu'Eric sut apprécier.
Il le fêta au moyen d'une double tequila. Le doux engourdissement de l'alcool lui permit de terminer la soirée sans se préoccuper des choix terribles qui l'attendaient avec toute l'absence de pitié de matons de parloir.


Chapitre 18
Orage en hiver
( Xia Chu, Jia Ren )


I

Louis, déjà incapable de mentir, ne possédait pas non plus la faculté de dissimuler d'autres vérités que celles qu'il construisait lui-même. Or pour la première fois dans son plan, un événement se produisait en dépit de son imagination, au mépris de sa volonté. Il luttait en lui-même contre des tensions contradictoires. Craignant de se laisser guider par une vaine jalousie, il lui fallait se concentrer sur le plan. Mais la conscience ne suffit pas toujours à vaincre la mesquinerie. Elle déborde de son cours, pervertit les issues au fur et à mesure de leur découverte. Les mots que l'homme parfois regrette viennent malgré lui certes, mais la plupart du temps il sait qu'il les regrettera avant même de les avoir prononcés. Alors il ne put cacher à Aline la connaissance de sa rencontre clandestine avec Eric ; tout en s'efforçant de rester juste.
" J'aimerai quand même que tu m'expliques pourquoi tu l'as revu.
- Je lui devais des explications.
- De toute façon il viendra ici. Ça pouvait attendre ce moment là.
- Non, Louis, ça ne pouvait pas. Il y a des choses qu'il ne faut pas laisser traîner. Tu sais comment sont les gens quand ils se torturent l'esprit, quand ils se posent des questions auxquelles ils ne peuvent répondre. N'oublies pas que quand je l'ai rencontré, je n'avais pas encore repris conscience. N'oublies pas non plus notre pacte, on met de côté tout ce qui s'est passé pendant la période d'hypnose. Il fallait que je le vois.
- Tu aurais dû m'en parler avant, il y avait des choses à ne pas dire. Pas encore. Notre pacte n'a rien à voir là dedans, c'est une question de sécurité.
- Ne t'inquiètes pas pour ça. Je me suis montrée prudente. De toute façon, si je t'en avais parlé tu aurais refusé. Sans même réfléchir. Tu étais entièrement absorbé par ta téléconférence.
- J'admets que j'aurais probablement refusé ; pour ta sécurité d'abord, pour la sienne ensuite. Mais à défaut d'en parler avant, tu aurais dû m'en parler en rentrant.
- Ca n'était pas si facile.
- Tu aurais mieux fait de lui envoyer un message par Charles.
- Tu m'as dit toi-même que Charles n'est pas tout à fait sûr d'avoir gagné sa confiance. Et puis, une lettre, ça laisse des traces.
- Ne t'inquiètes pas pour sa confiance. Il ne peut que se tourner vers nous.
- Nous lui avons fait commettre un meurtre et j'ai le sentiment qu'il s'en rend compte peu à peu.
- Nous lui avons sauvé la vie ! Ce dont tu as réellement peur, c'est qu'il se prenne à te détester. Cette peur t'empêche de voir un élément majeur. Si Eric avait appris dès le début qu'on lui avait épargné de se faire tuer, qu'aurais-tu gagné ? Sa reconnaissance ? Tu n'as pas besoin de ses remerciements. "
Louis venait de viser juste, et une fois de plus, il prenait l'ascendant sur sa compagne. Paradoxalement, cette victoire résumait l'échec annoncé de sa relation avec Aline. Quel intérêt peut-on trouver à poursuivre un jeu lorsque le vainqueur est toujours le même ? A moins que le gagnant ne soit futile et le perdant masochiste, mieux valait cesser la partie. Les belles n'ont lieu qu'après les revanches.
Et puis, il lui avait appris tout ce qu'un crypteur peut apprendre à autrui. Au-delà, elle seule pouvait encore progresser. Louis ne doutait pas qu'elle en possède tous les moyens. Surtout, il acceptait volontiers l'absolue spécificité de la démarche d'Aline ; sa façon toute féminine d'aborder un cryptage. L'Organisation avait dépensé beaucoup de moyens pour qu'ils se rencontrent. Elle imaginait qu'elle disposerait ainsi d'un relais pour déchiffrer les codes de Feldmeyer. Mais le " Cheval de Troie " n'avait pas suivi l'allure escomptée. L'Organisation, trop fière, ne pris pas la mesure de son extraordinaire présomption. Espionner une femme pour découvrir les secrets d'un homme : le théorème pouvait séduire. Ce fut cette première erreur qui rendit possible le plan de Louis. Si les cercles ésotériques excluent bien souvent les femmes, c'est au fond pour obéir à leur crainte de les voir aussi efficaces que les hommes. Sans le savoir, l'Organisation avait fourni une nouvelle et talentueuse recrue au groupe.
La deuxième erreur fut de se croire capable de redresser le tir : le remède fut pire que le mal. En croyant pouvoir reprendre Aline aux griffes de Feldmeyer par le biais de Hughes, l'Organisation se fourvoya dans un nouvel échec. Louis n'avait guère eut de mal à l'anticiper. Les réactions de l'Organisation lui semblaient aussi prévisibles que le lever du jour.
Comment aurait-ils pu soupçonner quoi que ce soit ? Aline elle-même ignorait alors son appartenance au groupe des crypteurs. Et le seul homme capable d'enrayer le processus ne disposait plus des armes nécessaires pour les contrer. En perdant la mémoire, Aline et Louis avaient perdu également la paralysante crainte de l 'échec.
Pendant ces longs mois de séparation, ils avaient profité d'un vent favorable : le souffle de l'insouciance. Sans être sûr d'y croire vraiment, Louis avait foi en un précepte étrange. Face au hasard, celui qui n'espère pas est celui qui gagne. Quel espoir aurait bien pu soulever une mémoire ainsi handicapée ? Louis cependant avait entendu cet adage qui raconte comment ceux qui perdent un membre peuvent avoir l'impression d'en souffrir longtemps après. Il ne craignait pas cela. D'ailleurs, à la différence d'un bras ou d'une jambe, sa mémoire amputée repoussait maintenant. Elle germait comme ces graines demeurées prisonnières du sable et des pierres pendant des siècles.


II

" L'idée que tu souffres m'est insupportable, Aline.
- Je ne souffre pas. Et si c'est l'idée qui t'insupporte, changes-en.
- Tu ne serais pas agressive si tout allait pour le mieux.
- Mais qui va pour le mieux ? Quoi ? On a passé des mois éloignés l'un de l'autre. Nous n'avons pas pu éviter la mort de ce Paul Vargès. Nous avons causé du tort à Adolphe et... à Hughes aussi. Et la mère de ce gosse, as-tu un peu réfléchi à ce qu'elle nous a dit ?
- Ne mélanges pas tout. Paul Vargès était condamné avant même le début du plan. Quant à Adolphe, l'expérience a été une aubaine inespérée pour lui. Ses travaux ont été prolongés, récompensés par tout ce qu'ils ont permis. Sans nous, dans cinquante ans, ses écrits se seraient perdus. Ses livres jauniraient au fond d'une bibliothèque désaffectée. Et puis surtout, jamais je ne me suis senti aussi proche de toi que depuis ton retour.
- Je sais Louis.
- Alors je voudrais te voir sourire. Pour la dernière phase du plan. Je n'aurais pas la force si tu...
-... Chut, fit-elle, en posant son index sur la bouche de Louis. "

Les journées se voyaient ponctuées de ces petites disputes dénuées d'amertume, presque douces. Plus une remarque semblait acerbe, plus elle sortait leur amour de l'oubli. Hélas, plus un mot se lovait dans le tendre, plus il étendait un voile de menaces sur le couple ressuscité.
Louis, ce soir là, se laissa aller à boire plus qu'il n'aurait dû. L'alcool chez lui ne provoquait heureusement pas ces bouffées subites de violence qu'on observe si souvent chez les fous qui s'ignorent. On ne connaît pas quelqu'un si on ne l'a pas vu ivre, dit-on. Une phrase qu'aurait sans doute approuvée Louis ; même s'il aurait ajouté : " on ne connaît pas quelqu'un si on ne l'a pas vu baiser, se laver et toutes sortes de choses. En un mot : si on ne l'a pas vu vivre ". Mais il admettait volontiers que l'ébriété trahit beaucoup de secrets.
Aline, à ses côtés sur le canapé, tentait de réfréner son envie de bouder. Car elle savait trop bien que saoul comme il l'était, Louis ne lui ferait pas l'amour ce soir là. Maîtresse redoutable, la boisson l'empêcherait de réaliser le désir qu'elle avait senti poindre en longues vagues successives au cours du jour. Et elle ne considérait pas la masturbation comme une solution à l'insatisfaction. Non pas qu'elle abhorrait cette pratique. Au contraire, bien des fois elle s'était demandée quelle part avait eu le goût de se masturber dans le choix de conserver un appartement à elle ; un lieu où elle fut seule de temps à autre. Comme elle élevait les plaisirs solitaires au rang de l'art, elle eut trouvé irrespectueux de l'utiliser comme un vulgaire ersatz du sexe de l'homme.
Par chance -ou par malheur-, les nouvelles qu'on annonçait ce soir là au journal calmèrent sensiblement ses ardeurs. Le journaliste avait visiblement pleinement conscience de la qualité de cette histoire. Tellement horrifique qu'elle pourrait tenir la foule des téléspectateurs en haleine pendant aussi longtemps qu'une mode made in U.S.A. Le sémillant journaliste se donnait du mal pour cacher sa fierté d'être le porte-voix d'un cas aussi intéressant ; qui ne manquerait pas de générer des milliers de conversations le lendemain dans les bureaux, les cafés et les chaumières. Le temps que les gens digèrent ça. Les journalistes finissent souvent par se donner l'air aussi important que les faits qu'ils relatent. Le commentateur des cérémonies royales devient altier peu à peu. A force d'embrasser le destin des gens, ils se figurent qu'ils sont le destin.
Avec un air de circonstance manifestement feint, ce présentateur contait les détails de l'histoire d'un incroyable serial killer français. Le " monstre de l'Essonne" (les journaux s'étaient pliés à la tradition sensationnalisme) n'avait pas assassiné moins de vingt-quatre personnes. Et pas dans un accès de rage meurtrière ! Non, il avait pris son temps, tuant femmes, enfants, vieillards, chômeurs, commerçants, français, étrangers. Aucun critère ne permettait de déduire une quelconque logique dans ces actions abominables. Le présentateur insistait avec délectation sur cet aspect " irrationnel ". Lorsqu'il prononça ce mot, il semblait regarder la caméra d'un œil gourmand, penché en avant comme pour mieux jouir des ah! que le mot magique ferait éclater dans les foyers.
A défaut du " ah " consterné attendu, ce fut un éclat de rire qui tonna dans le foyer des Feldmeyer ; celui de Louis. Aline le regarda méchamment, comme choquée. Il pouffait encore lorsqu'elle lui en fit la remarque d'un ton sec qui ne parvint même pas à stopper son hilarité.
- Tu trouves le moyen de trouver ça drôle, le sermonna-t-elle, ce type qui a assassiné autant de gens ?
- Ce n'est pas cela que je trouve drôle. C'est la présentation stupide qui en est faite.
- La stupidité ne me fait pas rire quand il y a mort d'homme.
- Mon rire n'incite personne à tuer. Au contraire. Je suis certain que leur " monstre de l'Essonne " ne tuera plus personne, sinon lui-même.
Cette dernière réplique était parvenue à éveiller la curiosité d'Aline, balayant du même coup son humeur maussade.
- Que veux-tu dire par là ?
- Seulement que la série est terminée. Il n'y aura pas d'autre meurtre.
Louis ne daigna pas s'expliquer davantage et Aline, perplexe, demeura indécise sur la signification de l'anecdote. L'idée que l'alcool absorbé par Louis suffisait à expliquer son attitude et ses propos ne la satisfaisait pas vraiment. Fallait-il chercher un cryptage dans les paroles de Louis, dans celles du présentateur, ou dans les actes insensés du tueur ? Décidément, Louis ne cherchait pas à la satisfaire.
Parés l'heure de la métamorphose venait celle du renoncement. Mais il existe tant de façons de renoncer. Par peur évidement, ou par confort, par sagesse parfois, ou par conscience de la vanité, et plus rarement, par sacrifice. Renoncer est à la fois la plus facile et la plus difficile des décisions. Aussi rapide qu'apposer sa signature au bas d'une page. Avec la même exigence : avoir lu le texte avant. Savoir ce qu'on va gagner et ce qu'on peut perdre, quand bien même on ne saura jamais vraiment, faute d'avoir essayé. Apprendre toute sa vie à savoir renoncer pour au final, s'apercevoir que la vie renonce à nous, c'est le lot des humains.
Aline en définitive considéra autrement l'ivresse de Louis. Il avait fait le bon choix. Elle comprit qu'il cherchait à rendre plus facile la dernière phase du plan ; une phase bien plus redoutable pour lui que pour elle. Qu'importe d'ailleurs s'il le faisait pour elle ou pour lui. L'important était qu'il le fasse. Maintenant, elle s'en voulait presque de l'avoir accablé, ne serait-ce que par la pensée.

III

A partir de là, le calme revint entre les amants. Louis travaillait beaucoup. Aline se résignait à se passer de ses nuits solitaires dans son appartement. La sérénité progressait à mesure que le plan touchait à sa fin, perturbée cependant par la grandissante frustration sexuelle d'Aline. Car Louis Feldmeyer s'imposa plusieurs jours de suite une abstinence à laquelle Aline ne s'attendait pas. Elle n'était pas plus préparée à cela qu'au reste d'ailleurs. Et comme elle n'osait pas l'interroger, elle ne sut jamais pourquoi cette accalmie avait pu succéder à leurs fantastiques ébats de retrouvailles.
Louis s'en aperçut vite. Mais il ne se décida pas à lui expliquer les raisons de son comportement. Le combat qu'il menait mobilisait toutes ses forces. Alors il préférait le silence à de vaines et imparfaites justifications. Ses nuits, elles, se voyaient troublées par une agitation paradoxale. Chaque soir, à l'orée du sommeil, des images sublimes se succédaient sur un rythme effréné, lui conférant un sentiment de puissance sans limites. La face intérieure de ses paupières refermée devenait le théâtre d'un spectacle incroyable. Des formes multicolores dansaient, cabriolaient, mutaient. Il n'avait pas le temps de se concentrer sur un seul motif que déjà la vision se transformait en un éclair. Lorsque cela arrivait, il avait l'impression de chuter pour l 'éternité dans un gouffre aux parois tapissées de mystères graphiques. Cela lui était déjà arrivé par le passé. Ces expériences nocturnes l'avertissaient du passage à un niveau de conscience supérieur. Elles accompagnaient ses victoires dans un hurlement intérieur indescriptible, fait de rage et de plénitude. Progressivement, il prenait le contrôle de ce défilé incessant de formes, jouant avec elles comme un démiurge ferait et détruirait des univers entiers. Par l'imagination, il devenait l'égal des dieux. Il balançait un bras d'honneur superbe à tout ce qui pouvait se prétendre supérieur à lui. Car s'il ne possédait pas la maîtrise des choses, directement, il pouvait jouer de l'idée des choses comme un virtuose joue d'un instrument. Qu'on les appelle fractales ou mandala, il créait ces images autant qu'elles le créaient.
Lorsque cela s'arrêtait, il lâchait prise avec un certain soulagement ; épuisé, heureux d'avoir goûté au vrai plaisir de la création. Celui qui consiste simplement à penser les choses pour les voir être.
Comment aurait-il peu conserver son goût pour le dessin après de telles expériences ? Une vie entière ne lui aurait pas suffi pour retranscrire à la main les prodigieuses débauches picturales qu'il contemplait en imagination. C'est probablement pour cette raison qu'il avait abandonné ses pinceaux. Il ne les reprenait plus guère que pour répondre aux besoins d'un cryptage particulier, utilisant ainsi des techniques dont la mise au point avait dévoré des mois de travail. Car avec le professeur, il avait longuement étudié l'impact psychologique d'énigmes graphiques. Par la suite, son métier officiel lui avait fourni un terrain d'expérimentation rêvé pour les découvertes auxquelles leur sagacité les avait conduits.
Depuis l'analyse d'anciennes toiles de maîtres jusqu'à la création de tableaux originaux, ils avaient consacré des jours entiers à la question. Jusque dans leurs moindres détails, ils avaient examiné des tableaux, disséqué leur contenu, de Poussin à Dali. La conclusion de leurs travaux ouvrait de vertigineuses perspectives. Oui ! Il est possible d'influencer un homme avec un dessin aussi facilement qu'avec des mots. L'influence, la manipulation, empreinte alors des modes originaux, fait appel à des zones du cerveau laissées en friche dans l'hypnose classique. Ce fut sûrement le seul cas dans leur collaboration qui leur apporta un avantage réciproque équivalent. La plupart du temps, Louis apprenait davantage du professeur qu'Adolphe de lui. Faute d'avoir passé un marché clair au préalable, les deux hommes devaient se résigner à des échanges inéquitables. Louis en éprouvait une certaine culpabilité. Il devinait chez le vieil homme des sentiments complexes. Fier de montrer ses connaissances et honteux de le faire sans véritable monnaie d'échange ; et curieusement, il paraissait honteux aussi de prendre conscience de sa vanité face à la supériorité tactique du crypteur.
Il était de la classe de ceux qui rougissent après avoir agi ; l'autre étant celle des personnes qui rougissent à l'idée d'oser ; comme celles qu'un " vous voulez danser " rendent écarlates.
Cette inégalité poussa le professeur à chercher une compensation. Mais Louis repoussait élégamment les tentatives maladroites de Mesmer d'en apprendre plus sur ses activités de crypteur. Sans cette asymétrie toutefois, leur association n'aurait sans doute pas fonctionné. Parfois, les défauts d'une organisation constituent le moteur caché de sa force. Leurs contrastes de personnalité enduisaient d'une huile bienfaisante les rouages de leur entente. Sans pour autant s'accommoder de son ignorance, Adolphe dissimulait son envie du mieux qu'il pouvait. Le professeur se voyait contraint de jouer le rôle d'assistant en dépit de son âge et de son statut. Le pire pour lui, en fait, se résumait dans le fait que Louis n'était officiellement qu'un conseiller publicitaire. Quitte à jouer un rôle secondaire, il eut préféré le faire à l'ombre d'un savant indubitablement supérieur, ou sous la cape d'un héros.


Chapitre 19
Rupture
(Kun, Song)


I

Jamais Henri n'avait connu pareille stupéfaction après avoir décrypté un message. Celui-là provenait de l'Organisation et n'avait pas posé de difficulté particulière. Il en connaissait le protocole et en était le destinataire officiel. La procédure utilisée était parfaitement habituelle et anodine, guère plus sophistiquée que pour une note de service. En revanche, le contenu le laissait perplexe.
Il s'agissait d'un avertissement concernant une trahison au sein de l'Organisation. Son auteur, un homme de main du Ko avait été identifié au prix d'une enquête de longue haleine. Paul Vargès -puisque c'est de lui qu'il s'agissait- avait espionné l'Organisation au profit d'un obscur groupuscule ésotérique, que la note présentait comme une forme de secte. Sa mystérieuse disparition s'expliquait alors facilement : il avait préféré fuir, ayant probablement découvert l'existence d'une enquête approfondie sur ses activités clandestines. Mais le plus insolite, Henri le découvrit avec la crainte d'une subite rechute de catatonie : la note le prévenait que ledit Paul Vargès était mandaté pour un assassinat. Son départ précipité avait peut-être rendu le contrat caduque ; mais dans le doute, sa cible était invitée à se montrer prudente.
Et sa cible, c'était Eric.
Eric a tué son assassin !
Pourquoi ne l'avait-il pas dit ? Pour le maître décrypteur, s'il existait une seule raison de tuer légitimement, c'était bien celle là. Mais si l'acte lui même, qui avait tant choqué Henri perdait sa dimension sacrilège, il révélait un second crime. Henri se passa un instant de sa légendaire prudence de raisonnement pour le formuler mentalement : Eric mentait, il n'éprouvait nul doute là dessus. Qu'importe cette impression de sincérité qu'avait ressenti Henri quand Eric lui avait raconté avoir agi sous l'influence d'une pulsion mystérieuse. Il s'en voulait même maintenant d'avoir pu croire à ces élucubrations. Il éprouvait une terrible honte. Lui dont le rôle consistait à traduire au profit de l'Organisation des messages complexes, voilà que l'Organisation lui apprenait la vraie nature de ce qui se passait sous son propre toit !
Si le Ko n'avait pas déjà été évincé, il aurait pu s'accrocher à l'idée d'un coup monté pour le faire tomber. Permettre à un traître d'intégrer l'équipe de ses hommes de main trahissait une attitude soit coupable, soit négligente. Certains avaient chuté pour moins que ça.
Même ainsi convaincu qu'Eric lui dissimulait la clef de cette énigme, Henri ne pouvait s'empêcher de lui trouver quelque excuse. Coup monté ou non, l'Organisation lui avait peut être imposé un silence inconfortable à l'égard de son maître, songea-t-il. Cela expliquerait bien la tension dont il devinait l'inconfort chez son élève. A toujours chercher des excuses aux autres, on finit bien souvent par s'accuser soi-même. A tort ou à raison.
Incapable de comprendre son accès passé de catatonie, le maître décrypteur se sentait rongé par une indicible culpabilité. Car même en sondant les tréfonds de son esprit, il ne discernait pas le moindre indice, pas la moindre piste pour comprendre cette expérience. Cet aveuglement là le tourmentait. Il aurait préféré échouer dans sa tentative pour sonder les tréfonds de son esprit, comme un pêcheur qui brise sa ligne en ferrant une proie trop grosse. Au lieu de cela, le pêcheur contemplait une eau si limpide qu'elle dévoilàit le fond du lac. Sans nulle trace de proie.
Il était venu à bout de mille mystères, il avait balayé le secret de tant d'arcanes ! Un complexe code numérique ne l'effrayait guère plus qu'un vieux grimoire. Un geste égaré, une petite inflexion dans une voix lui en apprenait davantage que quiconque. Et pourtant, sa clairvoyance n'avait pas suffi. Alors il repensa à cet aphorisme de Nietzche dans le Gai Savoir. Le texte manifestait la puissance d'un poison pour ceux qui cherchent la Connaissance. Quelques mois plus tôt, Louis Feldmeyer avait attiré son attention sur ce passage en ces termes obscurs : les deux deux qui se suivent se joignent aux trois trois qui se suivent, triste savoir de l'Un. Terrible force, que celle qui peut se retourner contre elle même. Nietzche ne la maîtrisait pas songeait-il.
Alors, sans même s'en rendre compte, par un parcours elliptique, Henri venait de progresser un peu. L'esprit est ainsi fait. Il nous conduit parfois à d'étranges liaisons, à des associations d'idées qui nous semblent incongrues parce que nous ne savons pas quel improbable neurone les a permis. L'intuition est un raccourci ; en cela elle rend le parcours plus rapide, plus risqué aussi, comme tous les chemins de traverse. Mais bien rares sont les fois où nous pouvons parcourir la route en sens inverse sans nous égarer. Un guide bien infidèle que l'intuition ; elle vous laisse tomber sitôt arrivé à destination.
Il se sentait écarté de la partie comme un joueur indésirable. Pire, il pressentait que rien ne pourrait plus empêcher l'éloignement de son élève. Dépourvu de descendance biologique, une injuste sentence le condamnait à observer passivement l'éloignement de sa descendance spirituelle.
Certains êtres semblent conçus pour traverser les drames. Tel Sysiphe, ils font corps avec leur malheur, devenant les compagnons de leurs propres douleurs. Henri, lui, refusait de tutoyer ses névroses. Après son stupide accident domestique (dont son dos gardait une douloureuse trace), et de sa rarissime affection catatonique, il ne baissait pas les bras.

II

Eric eut une idée curieuse ce jour là. Il rentra le mot " plan " sur son ordinateur et demanda à son traitement de texte favori de lui indiquer tous les synonymes que l'idiome acceptait. Pour chaque sens, le logiciel lui en proposait plusieurs qu'il nota soigneusement.

PLAN :
Egal : égal, plat, uni.
Ordre : ordre, importance, ressource, domaine.
Surface : pas de synonyme.
Projet : projet, intention, pensée, système, combinaison, dessein.
Schéma : schéma, maquette, modèle, projet, ébauche, esquisse, figuration,planification, planning, tracé, canevas,
carte, bâti, bleu.

Il ne s'attendait pas à une telle pléthore de pistes. Alors, plutôt que de les explorer toutes, il médita tranquillement. D'autant plus qu'il avait besoin de faire le point avant de prendre sa décision. Rien ni personne ne pourrait l'y soustraire. Il se remémorait la succession inexorable des événements, au cours de laquelle un doute profond s'était glissé sournoisement dans toutes les failles de son esprit.
La nuit du vol du manuscrit lui semblait déjà tellement lointaine. quelque chose avait commencé ce jour là. Y repenser, c'était comme chercher à savoir quand et comment on a pu attraper une grippe, se dit Eric. Alors on croit souvent à la culpabilité du froid affronté en plein air. On accuse la pluie sans savoir que le virus ne s'épanouit nulle part mieux que dans ces lieux fermés où on respire le souffle des autres dans une obscène communion.
A bien y penser, cela lui rappelait le masque de la mort rouge d'Edgar Alan Poe. Ce palais où les nobles festoient, se croyant à l'abri du terrible fléau qui ravage le pays alentour. Ils ignorent que le mal est dedans. Le bal n'appartient plus au Prince. Il ne peut que célébrer dans une danse macabre la victoire de la mort rouge.
Eric laissait ainsi vagabonder librement sa pensée.
Il repensait à la filature d'Anna-Aline, ce jour pluvieux où il l'avait vue surgir de l'hôtel et se diriger vers lui., effrontée, portée par une démarche hardie. Comment elle s'était saisi du calepin dans sa poche. Comment il avait joui sur elle, le regard rivé sur les dessins de Louis ; ne daignant baisser les yeux sur sa chevelure que lorsqu'elle poussa un râle un peu plus rauque que les autres. Alors il avait étreint encore plus fermement ses hanches et modifié sa cadence. Sans être synchrone avec celui d'Aline, son râle à lui n'avait pas tardé à retentir. Entre les deux, il avait ressenti une impression curieuse. Un plaisir qu'il n'avait jamais ressenti auparavant, qui n'appartenait à aucun de leurs deux corps mais à une autre entité, une chose évaporée et flottante, qui coulait en ondulant sur toutes les surfaces de la pièce. Ce plaisir pourtant extérieur à lui, manifestait une telle force que le côtoyer permettait déjà de le goûter. Comme un mets dont l'arôme serait si délicieux qu'il suffirait à rassasier quiconque le sentirait.

Il repensa à l'accident de Henri, à la visite éclair du Ko, à la catatonie de Henri. Qu'avait bien pu lui dire cet homme à la clinique pour que sa silhouette s'accroche ainsi à son souvenir ?
Il se remémorait l'expérience troublante de Sphinx. Puis vint le tour de ce premier contact avec les réalités cachées et de ses retrouvailles avec Aline. Un destin aussi puissant qu'une légende l'avait arraché au réel et refusait de le lâcher.
Mais l'errance de ses souvenirs ne pouvait elle non plus suffire à le soustraire au choix qui maintenant s'imposait. Alors, il allait...
Soudain, il se leva et courut à son armoire. Manquant de tordre la clef, il l'ouvrit fébrilement et s'empara prestement d'une chemise bleue. Il en sortit une liasse de feuilles disparates. Il étala pêle-mêle sur le bureau tous les textes interceptés de Feldmeyer depuis un an et se mit à les compulser frénétiquement. A peine avait-il lu quelques lignes qu'il repoussait le feuillet nerveusement pour passer à un autre. Contre toute apparence, il ne cherchait pas une phrase précise. Au contraire, en chaque mot, il admirait la solution.
Ainsi donc, il n'a pas menti !
Le dilemme disparaissait. Son choix était fait. Aujourd'hui même il quitterait définitivement l'Organisation et ses sombres complots. Il abandonnerait ces voleurs de secrets, ces pilleurs de sépulture. Sans rancune. Car une certitude se profilait. En croyant dérober l'ouvrage des crypteurs, les décodeurs ne faisaient que cueillir un fruit à eux seuls destiné. Non pas en tant qu'Organisation -le groupe embrassait un objectif bien plus vaste que ça-, mais en tant que décrypteurs, en tant qu'individus. De percer les mystères des occultations leur donnait une force, Eric l'admettait. En revanche il ne pouvait tolérer que cette force soit celle qui guide le simple soldat au combat. Qui a payé son entraînement au pugilat ? Qui sera le stratège au moment de la bataille ?
Au début, Henri avait su endosser l'habit du maître et faire naître chez Eric une admiration sincère. Mais maintenant; il ne pourrait supporter son enseignement. Manier avec habileté le glaive dans l'arène ne valait pas le plaisir de s'asseoir à la meilleure place des tribuns. Alors il rejoindrait Louis et ses arcanes, la divine Aline, Charles Seecatie et ses anagrammes. Sphinx, fleuret de l'ambition de l'Organisation lui apparaissait enfin sous un jour nouveau. Le projet d'un ordinateur décrypteur universel flirtait avec la démence des architectes de la tour de Babel. Et tout comme l 'édifice biblique, il pouvait sans doute être réalisé. Le résultat risquait cependant de décevoir. Car pour s'élever, il n'est nul besoin de dresser des pierres. Peut-être même est-ce la pire des choses à faire.
Eric n'avait pas la foi. Il s'imaginait malgré tout que si Dieu existait, il ne nous aimait pas parce qu'il était notre maître, mais parce qu'il nous avait faits. Il ne se régalait pas de ce pain parce que le blé qu'il contenait était bon, mais parce que c'est lui qui en avait malaxé le pétrin. Avec le cynisme blasphématoire d'un Hughes, Eric aurait sans doute ajouté : on est tout bêtement plus indulgent lorsqu'il s'agit de juger de nos propres œuvres. Heureusement, cette interprétation perverse resta à l'écart de sa conscience. Il voulait sincèrement rejoindre le monde des crypteurs.

III

- Je me casse. Je prépare mes affaires et je me tire, Henri.
- Tu n'as pas terminé ton initiation.
- Tu veux dire ton initiation. La mienne est terminée, en tout cas avec toi. Qu'est ce que tu veux m'apprendre ? Tu n'as pas été capable de comprendre le dixième du plan de Louis Feldmeyer.
- C'est plutôt mesquin de ta part. Je sors à peine de la clinique et tu me reproches de ne pas décrypter assez vite. Ces derniers jours n'ont pas vraiment été faciles pour moi. Mais je ne m'inquiète pas pour toi. Avec ta fougue et ta jeunesse, tu trouveras l'énergie pour regretter. Car tu te rendras compte que tu as été manipulé.
- Ma fougue et ma jeunesse, comme tu dis, ne me serviront pas à regretter. Elles pourront me servir à de biens meilleurs usages. Je ne veux pas devenir un vieux garçon gardien de secrets à vous faire péter les neurones.
- Je ne cherche pas à t'apprendre à vivre. Tout ce que je voulais, c'est t'apprendre à te repérer. Que tu sois capable de te frayer un chemin parmi les décombres. Que tu aies l'œil suffisamment affûté pour repérer dans le chaos ces pierres précieuses que sont les cryptages. On peut passer à côté toute sa vie sans les voir. Toi, tu es comme ceux qui pensent que ce qu'ils ne connaissent pas ne peut pas les atteindre. Ton insouciance t'empêche de voir que les cryptages jouent de toi avant même que tu les aies percés. Parce que le crypteur, lui, te connaît. Tu vois, j'ai encore toute ma tête. Et je devine bien que si tu pars, c'est pour les rejoindre.
- Non. Si je les rejoins, c'est parce que je pars.
- Epargne moi ce genre de sophismes. Et dis-moi plutôt ce que tu feras avec eux ? Tu te mettras comme eux à cacher des vérités. Remarques, tu as déjà commencé. Tu ne m'as jamais dit pourquoi tu avais tué cet homme. Tu m'as dissimulé tant de choses. Je suis décrypteur, Eric, pas devin. Expliques-moi. Tu verras si je suis ou non capable de comprendre.
- Ca ne servirait à rien maintenant, Henri. Je... je ne veux pas te faire de peine.
- Alors discutons franchement. J'aurais moins de peine si je sais pourquoi tu pars. Quand nous avons commencé à travailler ensemble, tu avais des raisons bien à toi. Je ne t'ai jamais forcé. Tu me dois un minimum d'honnêteté.
- Je sais ce que je te dois, Henri. Ne mélanges pas tout. Je n'ai jamais échangé ma liberté contre ton savoir. J'ai décidé de partir et tu n'as pas à me le reprocher.
- De quelle liberté me parles-tu ? Tu ne sais pas où tu en es ! Des forces que tu ne peux pas discerner agissent sur toi et tu me parles de liberté.
- Si ça peut te rassurer de penser que je suis sous influence, contentes-toi de ça. Mais ce que je fais aujourd'hui, je le fais en pleine conscience, même si je ne contrôle pas tout ce qui m'arrive. Est-ce que toi tu contrôles ?
- Je n'en ai pas la prétention, Eric. Je ne l'ai jamais eu. Si des prétentieux existent, ce sont les crypteurs. Pour nous autres, tu sais exactement comment cela se passe. Lorsque nous commençons à attaquer un code, nous ne savons pas où nous allons. Nous ne sommes même pas certains de réussir. Au moins, nous risquons l'échec. Quel risque prennent-ils, eux ? Ils cryptent, et c'est fini.
- Tu crois vraiment que ça s'arrête là ? Bon sang, ce n'est pas à moi de t'expliquer.
- Tu refuses de m'aider. "
Henri avait lancé sa dernière réplique après une pause. Comme le ton de sa voix retomba malgré lui, ce qu'il avait voulu être une question se transforma en un triste constat. Son dernier argument fit naître une douleur dans la gorge d'Eric, comme une envie de pleurer. Un rien aurait suffi à le faire changer d'avis. De ses voeux confortables; une voix lui intimait l'ordre de rester. Comme il serait doux de tout reprendre comme avant, d'oublier Aline, le plan, Sphinx et les réalités cachées. Reprendre les missions tranquilles de Henri. Continuer à apprendre avec le maître décrypteur à briser des codes. Mais le point de non-retour avait déjà exhibé sa bannière. Aucun argument ne changerait le cours des choses. Il ne ferait que ternir cet adieu. Alors, sans plus dire un mot, il prépara ses affaires et quitta définitivement ce manoir.
Un manoir qui ressemblait tellement à ce dessin, là-bas, dans l'appartement d'Aline...

Eric gardera longtemps rancune à Henri de n'avoir pas su trouver la clef de l'oeuvre de Louis Feldmeyer. Pourtant, alors qu'il sera sur le point de ne plus penser à lui, cela se produira. Cela ne peut pas ne pas se produire. Lorsqu'il sera plongé au coeur même de son nouvel apprentissage, un souvenir surgira pour le heurter. La rancune s'inclinera devant un nouveau sentiment. Il regardera sa propre colère avec une légère honte, si ténue qu'elle pourra feindre la nostalgie. Car si Henri avait pu avoir la moindre chance de pénétrer les mystères de l'antichambre de Louis, le crypteur aurait perdu la partie, et le jeune homme sa voie. Eric alors, pourra aimer jusqu'à ses erreurs. Celles des autres aussi.


Chapitre 20
...Qu'un sang impur,
( Yu )


I

A sa propre surprise, les remords de Hughes s'évanouirent comme une brume basse écartée par le vent. Il se réveilla dans un état que l'on nomme " bonne humeur " chez les autres. Mais chez lui, elle était bien difficile à discerner. A cause de son sourire sardonique et de cette lueur dans les yeux. Celle qui trahit cette perpétuelle envie de mordre, de faire mal, chez les ironistes et les cyniques. Sa bonne humeur relevait plutôt de la joyeuse cruauté. Par conséquent, la fuite rapide de ses remords n'avait rien d'étonnant.. En outre, le cauchemar dont il avait été le spectateur malheureux dans la chambre d'Aline avait perdu de sa force suggestive.
En définitive, l'absence d'Aline arrivait avec une logique déconcertante, avec un naturel dont Hughes saisissait l'essence. Après tout, elle avait toujours refusé de vivre avec lui. Si jusque là, les limitations de leur relation avaient été géographiques, elles devenaient seulement temporelles ; une délicate translation s'opérait. De là à imaginer que le départ d'Aline ne serait que temporaire, il n'y avait qu'un pas. Hughes se garda bien de le franchir. Et puisqu'il n'avait pas l'âme d'un décrypteur, pas plus que celle d'un crypteur, il ne chercha pas à comprendre. En réfléchissant, en cherchant les raisons, il se serait à juste titre senti hors-sujet. Aline était partie, voilà tout.
Hors-sujet aussi, l'idée qui consisterait à croire en les germes d'un quelconque sentiment de châtiment, de peine méritée. Conscient de ses crimes ? Oh ! Ca oui, il l'était. Il avait triplement trahit Louis, sans même l'excuse d'avoir été dirigé par un commanditaire persuasif, ni même pour avoir subi une pression d'une force irrésistible ou encore subtile. Il avait agi, un point c'est tout. Il en existe encore pour chercher dans le passé quel trouble, quelle influence néfaste conduit à bâtir de tels monuments de lâcheté. Son éducation ne lui a donc jamais prodigué le moindre sens de l'honneur ? De l'amitié ? De la loyauté ?
Bien sûr, le passé marque les pas de chaque homme. Mais pour chercher quel est le chemin d'un homme, il ne suffit pas de chercher les traces qu'ont laissé ses pas sur la route. Car qui vous dit qu'il l'ait empruntée ? N'a-t-il pas plutôt marqué d'un sceau plantaire magnifique la terre molle d'un chemin de traverse ? Peut-être même vole-t-il dans un engin bizarre ; et le voilà qui passe au-dessus de vos têtes tandis que vous cherchez à quatre pattes, l'empreinte de ses pieds dans la boue.
Une chose ne pouvait cependant pas être contestée ce matin là : les remords de Hughes s'étaient évanouis au moment exact où il expulsait maladroitement ses longues jambes noueuses de son lit. Il se prépara avec soin un café, qu'il posa négligemment sur la table, maculant un papier d'une tâche brune. Tout en buvant, il se pencha d'ailleurs sur la plupart des feuilles qui encombraient la table. Factures, quittances, virements, il les parcourait avidement, prenant frénétiquement des notes.
Faire ses comptes en prenant son petit-déjeûner, voilà un comportement qui n'avait rien de rare ou d'insolite chez Hughes. Pas plus que de le voir arracher le coin d'un feuillet cartonné et de le rouler entre ses doigts. Le filtre du joint préparé, il entreprit la suite de l'ouvrage. Mais avant de l'allumer, il s'empressa d'aller faire couler un bain. Et quand il frotta d'un coup de pouce sec la molette, le briquet émit un son doux qui se mêla étrangement au bruissement léger de l'eau. Après quelques bouffées, son regard changea, métamorphosé par une mydriase naissante. Il prit alors conscience de sa respiration, mais avec la sensation saugrenue qu'elle s'opérait depuis ses yeux ; comme si l'air allait et venait à travers ses pupilles dilatées. Jamais auparavant la skunk ne lui avait procuré un tel effet.
Sacrée beuh !
Hughes n'appartenait pas au groupe de ceux qui prennent toute sensation nouvelle pour une expérience mystique ou surnaturelle. Il n'avait nul besoin de se convaincre lui-même de l'existence d'une dimension cachée au sein de son esprit. L'herbe ne lui servait pas à sortir du monde réel, mais au contraire à le percevoir avec une acuité aiguë, à distinguer ce qu'il appelait les " ficelles du monde ". L'expression, chez lui, -et le reste d'ailleurs- n'avait rien de poétique. Cette perception élargie provoquée par le hasch ne lui prouvait pas l'existence de trésors insondés dans l'univers ; juste l'étroitesse de vue des " gajos ". Ainsi appelait-il avec mépris tout quidam ne s'adonnant pas aux mêmes vices que lui, même si pas un centilitre de sang gitan ne coulait dans ses veines.
A sa décharge, il faut quand même savoir que sa personnalité offrait une qualité indéniable : il savait partager -ne serait-ce que le plaisir malsain d'une beuverie-. Si au cours d'un trip particulièrement puissant il avait rencontré Dieu, nul doute qu'il lui aurait tendu un joint en souriant, en jubilant à l'idée de voir les yeux du vieillard à barbe blanche virer au rouge. L'idée purement blasphématoire d'un hypothétique Dieu albinos n'aurait pas manqué de l'amuser. Et pour une fois, l'ironie n'y aurait été pour rien. Quand bien même il se délectait des plaisirs de railler, sa consommation de cannabis lui permettait surtout de profiter de ces instants magiques où le rire n'a pas d'autre cible que lui-même. Dans ces moments, il appréciait par-dessus tout le fait que se sentir idiot n'alimentait aucune honte, comme c'est le cas parfois lorsqu'un rire nous échappe ; et que ce rire soudain nous semble étranger, stupide. Il aurait volontiers revendiqué cette stupidité comme une Castafiore toxico et déglinguée qui se serait écriée : " Ah ! Je ris de me voir si conne en ce miroir ! ".
Hughes représentait à lui seul une aberration pour ceux qui vénèrent l'ordre et l'harmonie du monde. Car plus il se comportait vilement, plus il se sentait libre.

II

Quelle véritable bénédiction, cette invitation ! Ces derniers temps, il avait un peu délaissé sa vie sociale pour se consacrer à la traîtrise. Il avait exécuté à la lettre les instructions de son commanditaire, aussi étrange fussent-elles. Jusqu'à cet ultime canular. Faire ingurgiter suffisamment de psychotiques à ce pauvre Feldmeyer pour lui présenter à son insu son ex-femme ! Au début, Hughes n'y croyait pas. Stupide, impensable, irréalisable, les adjectifs ne manquaient pas. Puis peu à peu, à force de cogiter sur le sujet -et motivé, il est vrai par les premières avances pécuniaires- la tromperie s'était avérée tangible, presque drôle. Il y avait pris goût. Au coup de fil paniqué de Louis, l'autre matin, il avait eu de la peine à se retenir de rire. Aussi apeuré qu'un gosse avant la piqûre, cet idiot ! Hughes était bien capable d'appeler ainsi son ancien ami un idiot. Avait-il oublié alors, que quelques mois plus tôt, cet idiot était encore son ami, et qu'il l'appréciait justement pour son admirable intelligence ? Avec le départ d'Aline, il ne percevait plus que la dimension grotesque de sa trahison.
Mais qui donc peut bien avoir intérêt à payer pour faire un coup comme ça ?
Il était bien trop tard pour se poser la question. Et si cette invitation tombait à point, c'est qu'elle allait lui permettre de ne pas penser à tout ça, au moins l'espace d'une soirée. Du moins, il l'espérait.

Il connaissait ce couple d'amis depuis si longtemps, lui surtout : seize ans tout juste. Il avait rencontré Gérard dans le métro à l'issue d'une anecdote qu'il ne se lassait pas de raconter.
A l'époque, Gérard se cherchait. Ou tout au moins, il tentait de définir les limites de sa personnalité en se confrontant à des situations hors normes. Pour ce faire, il n'hésitait pas à emprunter des chemins saugrenus. Un jour dans le métro, entre deux stations, un pauvre homme mendiait, s'aidant d'un discours bricolé auquel il ne croyait plus lui même. Il lançait ses sempiternelles requêtes avec l'abattement de ceux que les regards fuient. On n'aurait pu lui donner d'âge. Il avait l'age de la rue. Sa main tendue flottait dans le wagon, de sièges en sièges. Mais l'émotion visible de l'assistance ne se traduisait que rarement par une pièce. Il arriva au niveau de Hughes qui lisait un journal, ses longues jambes maladroitement pliée à cause d'un strapontin fatigué, et qui hésitait entre poursuivre son quotidien et regarder l'homme dans les yeux. A cet instant, un quidam sortit de sa mallette un pot de verre rempli de pièces jaunes et le secoua d'un geste sec. Le mendiant se retourna et regarda avec mépris le récipient. Hughes, de sa place constatait avec étonnement que le pot ne contenait guère que de minuscules piécettes de cinq centimes, dix au plus. Il ne décelait pas le moindre éclat d'une quelconque pièce blanche. Comme l'homme à la mallette tendait la monnaie au misérable, celui-ci se mit à brailler. L'homme restait étrangement stoïque face aux remontrances de l'indigent qui, prenant ce calme pour de la couardise argumentait avec une véhémence croissante, aidé par une ivresse probable.
Alors qu'il s'était enfin calmé et s'apprêtait à descendre en grommelant -au grand soulagement de l'assistance-, voilà que l'homme à la mallette dévissa le couvercle de son pot et en sortit un billet de deux-cents francs ; il le défroissa, le plia et le glissa dans son portefeuille le plus naturellement du monde. Le clochard ahuri fixa le billet, regarda l'homme, incrédule et descendit malgré tout comme un automate. Dans l'assistance, ceux qui avaient observé la scène semblaient hésiter dans la désignation du plus inconvenant des deux hommes. Un murmure de désapprobation se mélangea à la sonnerie désagréable qui annonce la fermeture des portes.
Alors qu'ils descendaient à la même station, Hughes apostropha l'homme, mais son ton trahissait plus la curiosité envers son comportement insolite qu'une réelle intention vengeresse. Il retint l'homme par la manche.
" Ca vous amuse de vous foutre de la gueule des clodos ? ", lança-t-il.
L'homme dégagea son bras d'un geste brusque. Il toisa Hughes, haussa les épaules et poursuivit son chemin sans autre réaction qu'un curieux sourire.
Hughes comprit à cet instant qu'il ne saurait jamais le fin mot de l'histoire. Mais il se trompait. Par hasard, quelques jours plus tard, dans un bar, il revit l'homme aux pièces. Celui-ci le reconnut et l'invita d'un geste à le rejoindre à sa table. Hughes, curieux ne déclina pas et fit ainsi la rencontre de ce bonhomme bizarre qui deviendrait son ami. Pourtant, leur conversation ce jour là fut des plus limitées. Et pour cause : Gérard ne connaissait qu'un langage, celui des signes. Aussi sourd qu'on puisse l'être, il réussit le tour de force d'inciter le paresseux Hughes à s'initier à cette langue dont on ne soupçonne guère la richesse. Car un préjugé tenace déconsidère tout ce qui naît dans l'épreuve. Comme si les contraintes ne pouvaient que brider une création ! Au contraire, l'obligation de se faire face et la mobilisation du corps donnent une intensité particulière à la langue des signes.
Hughes, motivé par l'espoir de comprendre un jour l'épisode surprenant dans le métro, consacra régulièrement du temps à cette initiation. Mais il dut attendre des mois avant de disposer d'assez de vocabulaire pour enfin oser demander à Gérard le pourquoi de son étrange conduite. Leur amitié pendant ce temps, se renforçait tranquillement, au rythme lent des progrès de Hughes. Handicapé par ses membres trop longs et malhabiles, il prenait une attitude juvénile dès lors qu'on se moquait de lui -ce qui n'était pas rare pendant les cours. Il suivait ceux-ci dans un institut spécialisé que Gérard lui avait conseillé. Lorsque Gérard se maria avec Inès, il cessa cependant d'apprendre. Lorsqu'il cherchait une expression ou ne comprenait pas un geste, il se tournait vers elle. Bien qu'entendante, elle connaissait bien mieux la langue que lui. Elle la tenait d'un frère qui, à la différence de Gérard n'était pas sourd de naissance. Il tenait son infirmité d'un stupide accident avec une grenade lors de son service militaire. Hughes ne l'appréciait pas beaucoup et il espérait que celui-ci ne soit pas invité ce soir là ; à vrai dire, ils partageaient assez équitablement leur antipathie mutuelle. Elle faisait partie de ces haines inexplicables, qui naissent dès le premier contact, dès le premier regard échangé. Comment un sentiment aussi puissant peut-il émerger sur des bases aussi fugaces ? Tous les jours pourtant, nous rencontrons des hommes et des femmes dont nous savons qu'ils ne deviendront jamais nos amis, et que leur seule présence dans la même pièce que nous, hérissera nos poils d'une humeur assassine. Prêts à accepter toute rumeur confirmant notre animosité, quand bien même elle émanerait d'une bouche maudite. Prêt à étouffer dans sa couche tout fait qui tenterait d'amoindrir l'ignominie de l'autre. Nous revêtons alors soudain l'habit autrefois jeté aux ordures : celui de la plus fantastique mauvaise foi. Notre attitude sciemment vile n'aura plus qu'à jouer son rôle nauséabond. Celui d'attirer à nous la haine de cet autre en une empoignade invisible. dès lors il ne fera plus de doute que cet être là, décidément, ne méritait pas notre amitié.
Ce stupide mécanisme avait très bien fonctionné entre Hughes et le frangin d'Inès, qui portait le doux prénom de Paul.

III

Invité, il ne l'était pas en effet, Gérard et Inès s'en étaient bien gardés. Mais Paul était suffisamment imprévisible pour se pointer à l'improviste. L'apéritif à peine entamé, il débarqua sans crier gare chez sa soeur.
Hughes allait engloutir une rasade de bourbon quand une lampe s'alluma dans la pièce ; un vieux clignotant de deux-chevaux, pour autant qu'il pouvait en juger. Le couple avait bricolé ce système relié à la sonnette afin que Gérard puisse s'apercevoir de l'arrivée de visiteurs.
En entrant dans le salon, Paul jeta un regard noir sur Hughes, comme s'il venait de trouver un intrus dans sa propre maison. Gérard ne cachait pas son agacement de voir une soirée s'annoncer aussi mal. Mais il s'imaginait mal comment éconduire son ami ou son beau-frère. Alors il se contenta d'observer lequel des deux lancerait les hostilités.
Ce fut Hughes qui s'en chargea.
Remarquant un ouvrage traitant d'architecture, il demanda à Inès depuis combien de temps elle s'intéressait à cette discipline. Interloqué, Paul lui demanda comment il pouvait savoir si le livre lui appartenait. Il aurait tout aussi bien pu appartenir à son mari.
- Les sourds ne peuvent pas comprendre l'architecture lui adressa Hughes avec une agressivité presque contrôlée.
- Pourquoi ? répliqua Paul dans une gestuelle violente. Ses signes provoquaient d'effrayantes résonances sur sa poitrine auxquelles Hughes ne s'était jamais accoutumé. Je peux voir l'architecture.
- Non. Parce que pour comprendre l'architecture, il faut comprendre l'harmonie musicale. Et cela tu ne l'entends pas. Hughes s'adressait maintenant exclusivement à lui, oubliant la présence du couple.
- Le rapport ?
- Oublies ça. Tu ne peux pas comprendre.
Hughes se doutait bien que Paul n'allait pas abandonner si tôt la partie. Sa dernière réplique n'avait d'autre intention que d'irriter un peu plus le frère d'Inès. Gérard devinant les mauvaises intentions de Hughes préféra intervenir rapidement.
- Tu as tort, Hughes, ce livre m'appartient. Et si tu as vraiment une raison de penser que nous ne pouvons pas comprendre l'architecture, j'aimerais beaucoup que tu m'expliques.
- Mon vocabulaire en langue des signes est trop limité.
- Connerie ! Indiqua Paul avec dépit. Sa soeur posa une main sur son bras pour le calmer. Il le dégagea brutalement pour poursuivre :
- Tu n'as qu'à traduire les paroles de " Grand Gauche ". Hughes reconnut sans peine l'emploi de son surnom en langue des signes mais fit mine de ne pas s'en offusquer.
- D'accord. Alors je vous explique. Dans toutes les cultures, la musique existe. Pas seulement le rythme mais aussi l'harmonie. Pour simplifier, les notes correspondent à des vitesses. Il y en a sept en occident mais il peut y en avoir plus ou moins selon les continents. En Afrique, on trouve des gammes avec cinq notes seulement (Inès peinait à traduire). Arrivé à la dernière note de la gamme, on reprend à la première, mais la vitesse est doublée. On arrive à l'octave suivante. Si on continue encore, ce sera encore doublé. A l'intérieure d'une octave, nous avons donc sept notes chez nous, mais les intervalles entre notes ne sont pas des nombres bien définis puisque la progression n'est pas arithmétique mais géométrique. Ce sont des fractions, des sortes de pourcentage. Certaines de ces fractions sont propres à chaque civilisation, d'autres se retrouvent partout. En combinant les notes on obtient des accords, et en combinant les accords, on obtient l'harmonie.
Beaucoup d'édifices anciens sont construits à partir de ces fractions harmoniques. C'est pourquoi un sourd ne pourra jamais les comprendre."
Gérard adopta une moue dubitative, tandis que Paul cherchait visiblement un argument pour contre-attaquer. Sa colère l'empêchait de se concentrer efficacement.
Hughes, quant à lui, se sentait ragaillardi par cette victoire facile. Ignorant l'opiniâtreté de Paul, il passa la soirée qu'il attendait, sans réagir aux piques que lui lançait son adversaire de temps à autre. Ces pâles ripostes eurent tôt fait d'endormir sa vigilance. La dernière fut cependant la bonne. Cette fois, les gestes de Paul se succédèrent sur un rythme abordable pour Hughes. Moins violents qu'à l'accoutumée, ils ne provoquaient plus ces bruyants retentissements organiques qui impressionnaient tant Hughes et le mettaient mal à l'aise.
- J'ai bien compris ton explication tout à l'heure, commença Paul. J'ai beau être sourd, j'ai bien compris. Mais je dois te dire que tu te trompes. Tu crois que si l'architecture est basée sur la musique, les sourds ne peuvent la comprendre. Mais c'est oublier ce sur quoi la musique est bâtie. Les vitesses dont tu parlais tout à l'heure, ce sont des ondes. Je ne perçois peut-être pas celles de l'air. Mais ce ne sont pas les seules. Je peux voir par exemple celles qui courent sur l'eau.


Chapitre 21
L'auto-expérience
( Ge )


I

La liberté est-elle donc décevante à ce point ? En tout cas, le professeur Adolphe Mesmer s'interrogea sur la portée de cette question lorsqu'à son réveil, il commença à rassembler les pièces du puzzle. Très vite, il s'aperçut que des pièces manquaient à l'appel. Il n'avait pas été nécessaire de leur mentir sur la portée réelle de son volontaire " oubli ". Certes, il avait éradiqué de ses souvenirs le visage des ravisseurs, leurs motifs et les conditions de sa détention, mais il avait pris soin d'épargner de ce sauvage déboisement quelques indices essentiels, une trame sans laquelle son équilibre psychique eut été irrémédiablement endommagé. Les paradoxes mal intégrés blessent l'esprit comme des tessons.
" Ma mémoire n'est pas une bande magnétique, leur avait-il expliqué. Je ne saurais effacer la totalité des souvenirs liés à ma détention. Imaginez que vous vous couchiez un jour et que vous vous réveilliez une semaine plus tard sans la moindre idée de ce qui s'est passé pendant ces sept jours. Il y aurait de quoi devenir fou. De toute façon, la police qui ne manquera pas de m'interroger n'en croirait pas un mot. Et ce qu'il y aurait de plus grave encore, c'est que moi même je n'y croirais pas, je vous l'assure. Mon cerveau chercherait naturellement à recréer les liaisons. Pour votre sécurité, il est nécessaire de me laisser choisir ce que j'oublierai, et de ne pas m'en demander trop. Plus le black-out sera faible, plus il sera fiable. "
A son grand étonnement, ils avaient accepté. Puis, ensemble, ils avaient imaginé les grandes lignes du mensonge qui lui permettrait de retourner à sa vie normale, sans éveiller de soupçons et en mettant un terme définitif à l'enquête sur sa disparition. Dieu merci, le seul témoin de son enlèvement avait pris soin de signaler à la police que le médium pourtant corpulent ne s'était pas débattu.
Pour l'heure, il se sentait comme un militaire au moment du debriefing, comme un stratège après la bataille : compter les morts, les disparus et les blessés, reconstituer les bases, la logistique, choisir -enfin- entre la poursuite des hostilités, la fuite ou l'abdication. Sauf qu'en fait de troupes, il s'agissait de souvenirs et que le terrain de bataille se confondait avec son propre esprit. Quant à abdiquer, il n'en était pas question.
Un point le décevait cependant assez pour lui gâcher un peu le plaisir de sa libération : cela avait été trop facile. Peut-être parce que le professeur se réveillait après la bataille ; victorieux certes, mais sans pouvoir profiter du souvenir exaltant d'une mortelle estocade. A quel instant avait-il réellement gagné ?
Tout comme Louis et Aline, quelques jours plus tôt, il lui fallait reprendre le contrôle de ses souvenirs obscurs, se confronter à l'épreuve de l'anamnèse : la perte de l'amnésie.
bien sûr, il trichait. Le professeur comptait bien rassembler toutes les ressources nécessaires pour se remémorer tous les détails de sa détention. Néanmoins, son but ne le dirigeait pas vers une improbable vengeance contre ses anciens ravisseurs. Sa seule intention était d'ordre expérimental. Comme au temps de ses débuts, il serait une fois de plus son propre cobaye. Comme avant, il prendrait des notes tout au long de son auto-expérience, avec le détachement artificiel d'un médecin légiste.
Pour commencer, il sortit de sa poche un large mouchoir de coton. Celui-ci l'avait accompagné dans sa captivité. Il y avait glissé son pendule de peur qu'on lui arrache. Non pas qu'il fut attaché à l'objet lui-même, mais parce qu'il avait mis longtemps à apprivoiser ce talisman. Pour rien au monde il n'aurait laissé quiconque le toucher, par la crainte -imaginaire ?- de lui voir abandonner ses propriétés magnétiques. Le tissu qui l'enserrait exhalait une faible odeur de sueur, aussi aigre que de l'urine, et c'est d'abord sur lui que le professeur focalisa son attention, le reniflant en gardant les yeux clos, comme un chien s'apprêtant à la traque.
Il se doutait que le moindre objet personnel devait avoir revêtu un rôle essentiel durant sa détention. En captivité, l'homme se rattache à ce qu'il peut.

II

Pour avoir rencontré un des meilleurs, Adolphe Mesmer n'avait eu aucun mal à identifier la nature de ses geôliers : des crypteurs bien sûr. Cela ne l'avait guère troublé au début. Mais par la suite, un doute avait lancé un assaut remarquable contre les remparts de sa raison. Et ce véritable siège médiéval, avec son cortège de catapultes, de béliers et de bien d'autres armes insolites et redoutables, l'avait tenu sur la défensive plusieurs jours durant.
Et si Louis était à l'origine de tout ça ? Et si Louis essayait par cet inexcusable attentat de s'assurer que je ne présente plus de danger pour le plan ?
Cependant les relents de paranoïa que cette idée impliquait le tiraillaient entre colère, doute, peur et fierté. Par bonheur, son orgueil tendait à s'amplifier à chaque nouvel assaut. Et surtout, il était parvenu à dessiner mentalement la situation, à tracer une frontière bien nette entre les deux fronts que son esprit avait à défendre en même temps. L'autre front, l'autre bataille, c'étaient eux.
Et ils manifestaient une puissance hallucinante, les bougres. Ses faiblesses, son histoire, avaient été soigneusement étudiées. Il le devinait sans peine à chacun de leurs subtils subterfuges, à chacune de leurs habiles ruses. Au moins, il ne risquait pas de s'échouer contre les écueils qui guettent ceux qui ne se méfient pas du sous sol aquatique, ceux qui sous estiment leurs adversaires. Puisque à tout instant, leurs tentatives pour le faire parler lui révélaient leur adresse, sa détermination croissait parallèlement à la leur.
Du moins, il se plaisait à le croire.

Le premier assaut avait été terrible.
L'homme maigre -dont il ne connaîtrait jamais le nom- avait branché le détecteur de mensonge sans dire un mot, ne dirigeant que rarement son regard calme et glacial sur le professeur. Pour fixer la douzaine d'électrodes, l'homme ne l'avait pas même brutalisé un peu, ne serait-ce que pour la forme. D'ailleurs, à ce moment là, aucun lien ne retenait Adolphe à sa chaise. Quand il s'agenouilla pour mettre la dernière électrode sur le ventre du médium, Adolphe n'en crut pas ses yeux. Vu sa corpulence, il aurait été capable en rassemblant ses poings, d'asséner un coup mortel sur la nuque de son bourreau. L'idée lui paru délicieusement romanesque. Mais l'homme maigre se refusait à jouer son rôle. Il agissait comme un simple réparateur d'électroménager chargé pour la millième fois de diagnostiquer une millième panne pour un millième client.
Bon sang ! Il ne doit pourtant pas faire ça tous les jours ! Sait-il au moins quelle est la situation ?
Mais lorsque le professeur se mit à lui expliquer, il n'obtint rien de plus qu'un regard à peine perplexe, gardant toujours cette lueur froide et cette quasi-absence que confèrent les tâches minutieuses.
Il me prend pour un fou ? On lui a dit que j'étais fou ?
Le professeur lui posa la question, déployant des efforts insensés pour contenir les tremblements de sa voix. Il craignait -comble de l'ironie- que son attitude ne confirme sa prétendue folie aux yeux du technicien. Mais l'homme ne répondit rien, ne lui offrit plus un seul regard, se bornant à régler l'appareil sophistiqué. Puis, enfin, il parla. Adolphe répondit à ses questions décevantes sur son état civil, agacé de ce stupide interrogatoire. Et quand le flot des questions insipides s'arrêta, il espéra qu'on allait lui offrir une confrontation digne de ses qualités. Mais non. L'homme sortit sans prendre congé. Un autre homme fit alors irruption et bien qu'il n'eut rien d'un réparateur agréé de chez machin-chose, rien ne laissait supposer que ce premier interrogatoire prendrait une dimension plus romanesque dans les minutes à venir. L'homme n'avait rien d'un violent tortionnaire, et le lourd cendrier de verre qu'il tenait de la main gauche était plus probablement destiné à recevoir des mégots qu'à s'écraser sur son crâne. Il le posa d'ailleurs rapidement sur la table où l'homme maigre avait installé sa machine quelques instants plus tôt. Puis il alluma une cigarette, comme il le ferait ensuite, clope après clope, comme on égrène un chapelet. En guise de prière, il psalmodiait ses questions dans un ordre à la logique obscure.
Toute portait sur la période de jeunesse du professeur, alors qu'il suivait ses études de psychologie. L'homme semblait si bien renseigné qu'il mentionnait parfois des noms qu'Adolphe avait fini par oublier. Images floues, plaisirs indéfinis, souvenirs imprécis teintés de nostalgie : autant de rappels du passé qui endormaient peu à peu la vigilance de Mesmer. Il trouvait malgré tout la force de protester de temps à autre, pour la forme, lorsqu'il sentait poindre un reproche muet, imaginaire sous les questions d'apparence anodine de son persécuteur.
C'est alors qu'il se rendit compte de l'anomalie : l'homme ne consultait aucune fiche. voilà près d'une demi-heure qu'ils causaient tous les deux et pas à un seul moment Adolphe ne l'avait surpris consultant une quelconque note ! Se pouvait-il que cet homme dispose d'une mémoire si formidable qu'il ait pris la peine d'apprendre par coeur tous ces faits, tous ces noms d'inconnus qu'il ne rencontrerait jamais et dont certains pouvaient être morts ?
Foutaises ! Et je suis bien placé pour le savoir !
Alors il l'aperçut. A peine plus grosse qu'une fève ; et d'une couleur chair si réaliste qu'à chaque mouvement de tête de l'homme, il lui fallait se concentrer dessus pour la distinguer de nouveau. Elle aurait pu passer pour un appareil auditif d'amplification. Et cela changeait beaucoup de choses. Adolphe Mesmer ne faisait pas face à un interlocuteur unique, dans un combat singulier. Non, le combat se déroulait contre une hydre méchante et tricheuse.
Mais combien sont-ils à me parler en ce moment ? Combien ?

Il ne tarda pas à se rendre compte qu'ils étaient effectivement nombreux. Car les interrogatoires se succédaient, chaque fois avec un nouveau persécuteur. Au début, il voyait dans cet étrange défilé une preuve de leur maladresse, un acharnement stérile. Ensuite, il prit conscience d'une vague logique dans le défilé de ces hommes. Sans cesse obligé de s'adapter à un nouvel interlocuteur, il ne parvenait qu'avec peine à suivre une ligne de conduite sans faille, incapable de se concentrer.
Un homme passait et lui parlait d'un ton mielleux. Le suivant débarquait brusquement et l 'insultait presque. Un autre lui parlait comme à un enfant. Puis l'homme à l'oreillette revenait. Le pire d 'entre tous. Car exemple à l'appui, il détaillait des anecdotes de la vie du professeur, pointant d'un index accusateur toutes les fois où il avait commis des erreurs, des fautes supposées ou réelles -tout est affaire de point de vue-. Et si Adolphe lançait alors un " vous n'avez pas le droit ! ", l'homme le fixait calmement avant de demander : " de quel droit parlez-vous, professeur ? Expliquez-moi ". Et lorsqu'il ne pouvait s'empêcher de crier " mais comment savez-vous ça, qui vous l'a dit ? ", l'homme à l'oreillette restait coi, ne daignant même pas le gratifier d'une de ces remarques acerbes dont il avait le secret. Ou alors, il ajoutait calmement une question à la liste : " vous avez des choses à nous dire, monsieur Mesmer ? ".

III

Pour le moment, il ne se souvenait pas de grand chose, n'éprouvait nulle haine. Et tout cela lui semblait vaguement décevant. Beaucoup de ceux qui ont connu une période de captivité racontent ensuite qu'ils n'éprouvent pas de rancoeur contre leurs geôliers voire une forme ambiguë de sympathie. Mais à son grand déplaisir, et aussi surprenant que cela puisse paraître, le professeur Adolphe Mesmer ne se sentait même pas le droit de se comparer à ces autres victimes. Après tout, il n'avait connu qu'un court enfermement. On ne l'avait jamais battu ni maltraité (non seulement il n'en avait pas le souvenir, mais son corps témoignait d'une santé parfaite, ne portant nulle trace de torture).
Faire resurgir les souvenirs qu'il avait volontairement effacés n'avait pas pour unique but d'expérimenter un terrain de connaissance, ni même de désobéir à ses anciens geôliers. Seulement, il craignait trop de se mettre à échafauder de stériles scénarios sur la base de ces sensations étranges -parfois inquiétantes- qui lui parvenaient lorsqu'il sondait sa mémoire de façon superficielle.
Il y avait cet homme. Son plan. Mais qui était-il ? Il portait un nom étranger me semble-t-il. Il y a un rapport entre lui et mes ravisseurs. Je ne ressens pas de haine envers lui mais il est trop tôt pour dire si c'est un allié ou un ennemi. Une femme aussi. Sa femme. Elle lit puis elle crie.
Louis est un farceur. Louis. C'est son prénom. Steinfield ? Meyerling ? Son nom m'échappe. Je ne l'ai pas vu depuis si longtemps. Des mois. Peut-être des années. Sommes nous fâchés ? Mon ami ne me reconnaît pas. Il hésite. Des tableaux, il y aurait du y avoir des tableaux. Dommage. J'aime ses dessins. Il me cache des choses. Il m'en montre. Il me cache des choses qu'il me montre. Il me montre des choses qu'il cache. Sa femme aussi cache des choses. Elle part. Elle revient. Sans cesse.
Ils sont réunis de nouveau. Mais pas pour longtemps, ils le savent bien. Ils agissent pourtant comme si leur union ne pouvait s'achever. Ont-ils oublié comme moi ?
Dieu ! Pourquoi leur ai-je appris à oublier ? A s'oublier ? Quelle raison ai-je bien pu trouver ? Il m'a proposé de l'argent. J'ai refusé bien sûr. J'espérais qu'il me donne quelque chose. Insupportable, injuste. Cet homme est plus jeune que moi et il connaît tant de choses qui me sont restées étrangères, occultes. La seule raison à cette expérience serait donc si futile ?
Il y a un petit homme aussi. Avec un nom idiot. Quand Louis me parle de lui, j'ai des frissons qui font osciller le pendule un peu plus fort, un peu plus vite. Ou bien est-ce parce qu'il bouge si fort quand il évoque son nom que j'ai des frissons ? Louis aussi a peur ; de ses alliés autant que de ses ennemis. Il est prudent malgré lui. Son handicap, c'est qu'il est incapable de mentir.
J'aurais pu le faire parler. C'était en mon pouvoir. Il me murmurait ses réponses, les yeux clos. Un petit filet de bave avait coulé au coin de sa bouche ; il avait l'air moins fier, et pas aussi brillant que lorsqu'il me présenta son projet. La morale ou la peur m'a arrêté. Les deux sans doute. bien sûr que j'étais tenté. Si facile ! " Maintenant, racontes-moi ton plan, Louis. Expliques-moi ce que tout cela signifie. N'omets aucun détail. Tu ne m'as pas tout dit, Louis. Tu sais pourtant que tu peux avoir confiance en moi. Dis-moi, pourquoi veux-tu oublier ce que tu sais ? ".

Un mot. Il existe un mot qui délivre.
Anamnèse.

Dehors le jour se lève. Dedans, le professeur Adolphe Mesmer se souvient.


Chapitre 22
Celui qui tranchait
( Xian )


I

Je suis pas sûr d'avoir bien fait mais c'était plus fort que moi. Si y'avait pas eu la dame à la gare j'aurais pas été curieux comme ça. Elle était si jolie. Drôlement classe, en plus. Pas sapée comme une simple convoyeuse de paquet. Elle m'a souri d'une façon spéciale, comme si j'étais une grande personne, comme si elle me connaissait depuis longtemps. Sur que si c'était arrivé à un copain il aurait eu les ch'tons. Moi, j'ai pas eu peur. J'ai récupéré la mallette avec l'air le plus sérieux possible.
Enfin... Elle me l'a pas donnée tout de suite. Elle voulait être sûre. Même si elle ne l'a pas dit, j'ai bien vu qu'elle se donnait du mal pour vérifier qu'elle faisait pas une gaffe. Elle avait beaucoup d'assurance. Sauf quand je lui ai dit qu'il n'y avait pas de message pour elle. Ça n'a pas été dur de l'ouvrir à la maison. J'ai même pas abîmé la serrure. Juste défait quelques vis et écarté les deux parties par l'arrière. Ça ne s'ouvrait que de quelques centimètres en forçant un peu. Heureusement que j'ai pas des grosses mains comme mon cousin José. J'ai un peu honte mais je suis sûr que j'ai bien fait. De toute façon, je n'ai pas pu m'en empêcher et puis, j'ai pas eu le temps de tout lire. Je comprenais pas tout. Peut-être même que je comprenais rien du tout. C'était bizarre ces papiers. Comme quelqu'un qui se serait écrit à lui même. Comme dans ces pièces de théâtre qu'on nous force à lire où les types causent sans arrêt, même quand y a personne pour écouter. Des monologues a dit la prof. Sauf qu'en vrai personne se parle comme ça tout haut. Ou alors faut que le mec il ait carrément bu un coup de trop. Ça sert à rien d'autre qu'à s'entendre parler, à se rassurer en se faisant croire qu'on est pas tout seul. Enfin bref la ressemblance s'arrete là parce que c'était pas aussi chiant que ces pièces de théâtre. Même si je comprenais pas tout, je pouvais suivre comme une musique. Un truc qui aurait sifflé un air facile à faire. Je sais pas trop comment dire.
C'est là qu'il m'est venu une idée plutôt coole, je trouve.
Les collègues de maman, ils lui ont offert un fax qui répond aussi au téléphone. Je sais pas si ça lui a vraiment fait plaisir comme cadeau. Faut croire que si, vu la tête qu'elle tire quand je fais mine de m'en servir. Ça m'intrigue cet appareil. C'est pas que j'en ai besoin, moi. On peut envoyer un papier à quelqu'un mais le papier, il reste là ! Comme si on n'avait rien fait. Et même, si on lui dit pas à qui on veut l'envoyer, il pense qu'on veut se le refiler à soi-même, alors il fait une copie.
Je sais bien que j'aurais pas dû.
Mais bon. Je comprenais pas tout. C'était plein de mots que je connais pas. J'ai pas pu tout copier de toute façon, alors c'est un peu moins grave. C'est pas comme si j'avais fait une bêtise en entier. Maman elle aurait salement gueulé si j'avais pris tout le papier. Déjà quand je prends juste une feuille pour dessiner, elle pique sa crise. Enfin bref, ça me fait un petit secret. Plus tard, quand j'aurais l'âge de papa, je relirai ça et peut-être que je saurais. C'est pas méchant.
Le début, je le connais presque par coeur :
Oui Louis, ceci est bien ton écriture. Mon écriture aussi. Pourtant nous sommes un peu autres encore. Cela ne durera pas et il faudra bien que tu m'acceptes malgré mes défauts. La tâche est si difficile que je te demanderais volontiers de l'aide. Mais c'est bien sûr impossible. Je dois pourtant essayer de te convaincre tout en évitant de te convaincre. Qu'aurais-je fait à ma place ? Mais est-ce bien la question ? Car la réponse que je trouvais il y a des mois n'est peut-être plus la bonne. Le risque du Plan est là. Ce n'est pas le seul mais c'est celui qui a hanté le plus grand nombre de mes nuits. Comment toucher tes antennes sans qu'elles se rétractent comme celles d'un escargot.
Un esprit comme le tien ne souffrira pas qu'on le traite comme un simple amnésique auquel on ferait sentir les parfums d'antan afin qu'il se souvienne. Les chimères sont si nombreuses. Les manipulations si profondes. Tu vois, je pars franc-jeu. Je ne chercherai pas à t'avoir par un chemin détourné. C'est toi qui dois me rejoindre, je ne viendrai pas t'enlever. Regardes bien tout ce qui suit. Dans l'ordre que tu voudras. Puis accepte de mettre la touche finale au tableau. Je ne suis pas devin, seulement magicien.
Je pressens cependant que tu te doutes de quelque chose. J'ignore si le timing a été correct, si tu as déjà revu le fou. La reine en revanche est forcément à tes côtés. Le cavalier viendra au sacrifice après le grand roque. Tu le prendras avec un cavalier. Comme si sur cette case, une pièce avait seulement troqué son armure blanche contre une armure noire. Ce faisant, la partie sera perdue. Le Plan, lui, sera victorieux. Tout est expliqué dans ces feuilles. Elles t'appartiennent, fais en bon usage. Il est temps pour moi d'oublier afin de devenir toi, afin qu'on ne m'accuse pas de mentir.

II

Grâce à l'argent de Louis, il m'est venu l'idée de m'acheter quelques cahiers. J'avais l'intention de me mettre à rédiger des histoires à mon tour. Ça doit pas être si terrible maintenant que j'ai la panoplie.
J'ai commencé par une histoire à partir d'un truc que m'avait expliqué monsieur Louis. Il m'avait dit que il y a un endroit dans le cerveau, à droite du crâne, qui ne sert qu'à une chose. Ça sert à reconnaître les visages. Sans ce petit bout de cervelle qui sait rien faire d'autre, il dit qu'y aurait jamais eu de société. Parce qu'on oublierait tous ceux qu'on ne voit pas souvent. Et puis on serait incapable de retrouver ceux qu'on connaît dans la foule. Mais ce qu'il y a de plus bizarre, c'est que si on vous montre la photo d'un visage à l'envers, c'est le coté gauche du cerveau qui marche. Au placard le morceau de cervelle qui s'est pourtant durement spécialisé dans son unique travail !
Alors ma première histoire, c'est l'histoire d'un garçon qui naît avec les yeux à l'envers ; le gauche à la place du droit et vice-versa. On lui trouve bien un visage pas commun, mais personne s'aperçoit que ses yeux sont inversés. Alors au fur et à mesure qu'il grandit, il est rejeté autour de lui. On comprend pas bien quand il parle. Et lui, il comprend pas bien ce qu'on lui raconte. Il a toujours l'impression d'être un étranger partout où il va. Ça l'énerve tellement qu'il devient agressif avec tout le monde. Il n'y a que sa soeur qui accepte ce frère à la drôle de bouille.
Et puis souvent, comme s'il n'avait pas assez de malchance, il tombe dans les pommes. Comme ça ! Dans sa salle de bain, à la fête foraine, au bord de l'eau, une fois même dans un Photo-maton.
Jusqu'au jour où sa soeur comprend tout en le voyant s'évanouir, après lui avoir tendu un miroir. Alors à son réveil, elle le fait s'allonger sur le dos et s'agenouille doucement à la tête du garçon pour le regarder dans les yeux. A l'envers. Ils restent pendant des heures à se regarder dans les yeux sans parler, presque sans bouger, elle au-dessus, lui en dessous. Elle a plein d'amour dans les yeux et lui la regarde comme si elle lui portait à manger après un très long jeûne. Après, ils font ça tous les jours. Les parents n'aiment pas trop les voir faire ça. Ils ne veulent pas que ça devienne une habitude alors ils l'emmènent consulter un grand spécialiste. Ils veulent qu'on lui remette les yeux à l'endroit. Mais le médecin ne peut rien y faire. " On peut greffer des pieds, des mains, des poumons ou un coeur, mais on ne peut pas greffer des yeux ".
J'ai pas encore trouvé la fin. J'en avais bien une, mais elle était trop triste pour une première histoire. Je veux pas que ma première histoire elle se termine mal. Ça serait dommage quand même.
Pourtant, à bien y réfléchir, il n'y a pas d'autre issue qu'une fin triste. Peut-être même que puisque c'est obligé, on s'y attend alors c'est supportable. Comme un coup qu'on va recevoir. En boxe, les K.O. ils arrivent quand le gars il voit pas le coup venir. Paf ! Dans le menton par en dessous. Uppercut. Le cerveau y dit stop ! J'ai rien vu venir, on arrête de déconner. On ferme la boutique pour travaux, le temps de faire l'inventaire de ce qu'il reste. Alors le boxeur s'écroule comme mort.
Mais il est pas vraiment mort.
Tout ça c'est bien beau, mais ca ne me dit pas comment je vais vraiment terminer.

III

Avec ça, j'allais oublier le plus fort ! J'ai vu la dame qui vivait avec monsieur Louis avant. Elle était toute trempée et j'ai failli pas la reconnaître avec ses cheveux noirs à cause de la pluie. Peut-être qu'elle est revenue pour de bon. De là où il est, c'est pas mon père qui pourrait en faire autant. Je pense à ça parce que il y a pas longtemps, un pote m'a demandé ce qu'il faisait, alors j'ai dit qu'il était parti. C'est après ça que mon copain Franck est venu me parler.
" Si tu aimes pas parler de ça, fallait lui dire qu'il était mort. Moi je fais ça tout le temps.
D'habitude je le trouve fortiche mais là, j'ai pas trop aimé comment il causait. Alors j'ai gueulé :
- Quand on part on peut revenir. Pas quand on meurt ! "
Il a pas insisté et il a bien fait. Je lui aurais cassé la gueule.

Si j'ai repensé à la femme de monsieur Louis, c'est aussi parce que dans la mallette, il y avait beaucoup de feuilles où ça parlait d'elle. Dans une des liasses en particulier son nom revenait sans cesse. Il y avait des dates partout, des schémas ; celles-là n'étaient pas tapées à la machine comme les autres feuilles. Mais qu'est-ce qu'il écrit mal monsieur Louis ! Pas plus facile à lire que les ordonnances du docteur. D'ailleurs, comme pour les médecins, si les lettres se ressemblent toutes, les chiffres eux, on peut facilement les lire. Maman elle dit que les docteurs ils font exprès de mal écrire pour qu'on croit qu'ils sont très savants, et que s'ils écrivent bien les chiffres, c'est pour être sûrs d'être payés à la fin des consultations. Moi je sais que monsieur Louis il est vraiment très savant. Pas parce qu'il m'a expliqué beaucoup de choses ; simplement parce que quand il me raconte un truc, après, je me sens un peu plus clair dans ma tête.
La date sur les feuillets, j'ai compris que c'était pas celle de leur écriture. C'est sûr puisqu'il y en avait qui sont pour le futur. La plus éloignée elle est pour dans pas longtemps d'ailleurs.
Des fois, quand je lis un livre, je peux pas m'empêcher de jeter un coup d'oeil à la dernière page. Parfois, je regrette. Ça tue tout le suspense. D'autres fois, c'est moins grave parce que comme j'oublie les derniers mots au fur et à mesure que je lis.
Evidemment j'ai regardé plus en détail la dernière feuille.
Elle parlait de flammes et de dents, de noms que je connais pas. Pas des mots, hein. Des vrais noms avec de belles majuscules bien mieux dessinées que les autres lettres.
Il y avait aussi un brouillon pour une lettre. Enfin j'espère que c'était un brouillon sinon le destinataire il va avoir du mal. Moi aussi je fais des lettres. J'ai une correspondante. Une cousine à Bilbao. Son hobby c'est de m'écrire une fois par semaine. C'est pas facile de répondre tout le temps, des fois elle m'en envoie trois avant que je réponde. Mais elle, pas de problème ! Je crois que le vendredi où je ne recevrai pas son courrier, c'est qu'elle sera gravement malade ou pire encore. Si j'oublie de lui répondre, elle me sermonne un peu au bout de la première semaine et elle enchaîne quand même. Toujours quelque chose à raconter les filles ! Au bout de deux semaines, les reproches sont plus présents. Au bout de trois, je vous explique pas ! La moitié de la lettre y passe. Mais l'autre moitié est quand même là. Elle me parle d'elle. Je lui parle de moi. C'est rare qu'on trouve un sujet qui dure, un sujet où on échangerait nos vues. Elle pose peu de questions et c'est tant mieux. C'est pas que je m'intéresse vraiment à ce qu'elle fait. C'est des histoires de filles. Mais ça me fait plaisir de savoir qu'elle aime me raconter sa vie, que tout là-bas il y a quelqu'un qui se dit : " je vais raconter ça à Diego ".
Je range ses lettres dans une boite en fer sur laquelle j'ai collé des images de football. Bien tenues par un élastique, dans l'ordre, avec les enveloppes pour les timbres du Portugal. Je me demande où elle les met, elle.


Chapitre 23
L' éviction
(Xu)

" Soleil, Soleil,
N'est-ce pas merveilleux de se sentir piégé ? " H.F Thiéfaine.

I

Le Ko parcourait mentalement le chemin qui conduisait inévitablement à son éviction. Et curieusement, la fin de cette longue chute le soulageait. Il en appréciait la rigueur logique, à défaut d'y distinguer une fatalité. Depuis plusieurs mois, il s'était accommodé à l'idée de devoir se défaire de ses fonctions dans l'Organisation. A partir de là, plutôt que de s'accrocher en vain à des prérogatives illusoires, il avait soigneusement préparé sa sortie et s'était assuré que ses dernières actions lui procureraient suffisamment de plaisirs ludiques.
Rencontrer une dernière fois son vieil ennemi, pour une dernière révérence, constituerait un rituel idéal en ce jour d'honneurs. Bien sûr, Louis Feldmeyer avait accepté sans réticences et n'avait pas même eu la délicatesse de feindre la surprise. En souvenir de leur première rencontre -physique-, ils avaient choisi la Coupole pour cet ultime entretien.
Pourtant, le Ko avait bien des motifs d'inquiétude. A son départ, Paula Guillaume lui avait remis un dossier sur son homme de main disparu, Paul Vargès. La conclusion du rapport expliquait sa disparition soudaine au fait qu'il avait dû se savoir démasqué. Henri Mess l'avait pourtant prévenu de l'existence d'un traître dans ses rangs. Mais certains éléments du dossier semblaient improbables, voire contradictoires. Pourquoi avoir dérobé la voiture pour sa fuite ? N'eut-il pas été plus simple et plus prudent de ne pas risquer d'avoir à sa poursuite la police en sus de l'Organisation ? La longue expérience du Ko dénonçait cette anomalie, mais il était incapable de décider si ce fait devait être considéré comme majeur ou secondaire vis à vis du plan de Louis. Le groupe de hackers auquel Vargès appartenait d'après le dossier n'avait que peu d'envergure et pouvait donc être chapeauté par n'importe qui. Par personne, qui sait ? Il suffit parfois d'une unique personnalité.
Un autre point d'interrogation le tiraillait toujours : il devinait sans difficulté que Henri lui avait menti, et pourtant, ce que lui avait dit le maître décrypteur s'était avéré exact. Il avait souhaité l'interroger à nouveau mais -ce ne pouvait être un hasard-, Henri avait été frappé par une crise de mutisme inexplicable. Les spécialistes de l'Organisation avaient été formels : Henri Mess ne simulait pas.
Grisé par sa rapide progression dans la compréhension du plan de Louis, le Ko avait abaissé sa garde un peu tôt. Du coup, certains faits lui avaient échappé. Mais désormais, cela n'avait plus d'importance. Et le Ko songeait qu'il avait eu bien de la chance d'avoir connu un tel adversaire.
Il se souvenait en particulier leur première rencontre à la Coupole ; leur long dialogue sur le Nécronomicon. Feldmeyer soutenait que le père de H.P. Lovecraft avait été soigné par Jung. Les perspectives qu'ouvrait cette anecdote lui avait donné le vertige. Il se rappelait cet échange avec d'autant plus de nostalgie que le crypteur ne lui avait pas livré cette information sur un plateau. Il avait dû mobiliser toutes les forces de sa discipline pour parvenir à cerner les incroyables révélations de Louis sur l'inconscient collectif, sur l'aspect réel des mythes et la dimension mythique du réel.
Louis dès lors, avait pris la mesure de sa victoire. Puisqu'il avait su insuffler l'admiration au Ko, jamais plus celui-ci ne pourrait représenter un danger pour lui. Il pourrait le perturber, le voler, l'empêcher d'agir parfois ; mais plus jamais il n'aurait peur de voir surgir cet être surnaturel du néant.

II

La vivacité de la poignée de main du Ko surpris Louis qui dépassait l'homme de deux bonnes têtes. Il ne leur fallut pas longtemps pour retrouver la complicité de leur première joute verbale :

" N'as-tu jamais été un humaniste, Louis ?
- Qu'est-ce que ça veut dire ça, humaniste ?
- Savoir ressentir ce que ressent l'Humanité.
- Quel enfer ! Imagine un peu. Nous sommes des milliards sur la terre. Si tu pouvais éprouver ce que ressent l'humanité entière, à chaque seconde, ce seraient des millions de sanglots qu'il te faudrait supporter. Des millions de colères, de peurs, de caprices, de mauvaises fois...
- ...et des millions d'orgasmes, de plaisirs, de repas délicieux, d'amour, de rires.
- Les plaisirs de quelques-uns ; couverts par les hurlements des milliards d'autres. Comment peut-on supporter d'être humaniste ?
- C'est insupportable. C'est pour cela que je te posais la question.
Louis rit, mais le Ko poursuivit :
- Bien sûr. Si tu ne sais pas ce que ça veut dire.
Ce fut au tour du Ko de sourire. Louis leva son verre et ils trinquèrent tandis que le crypteur déclamait :
- Que Dieu nous garde de l'humanisme !
- Violent cryptage, Louis. Mais, tu veux que je te dise, celui que j'ai préféré, malgré ma nostalgie pour d'autres plus anciens, c'est le dernier. Le livre. J'ai compris ta démarche à l'instant même où ils ont donné la photo à Sphinx. Je suis loin d'avoir terminé mais à cet instant, j'ai compris. La bibliothèque. Henri, lui, ne parvenait pas à saisir pourquoi je tenais tant à inclure ces clichés dans l'input de Sphinx.
- Et tu n'as encore rien vu. C'est plus complexe.
- Comment ça ?
- N'espère pas progresser trop facilement. Je voulais que tu le fasses. Aline elle-même a pris ces clichés.
- Je m'en doutais. Le crois-tu ?
- Si c'est vrai, tu es devenu un crypteur.
- De toute façon, je ne fais plus partie de l'Organisation. J'ai été évincé ce matin. Avec les honneurs quand même. Ils savent ce qu'ils me doivent. En partie du moins. Ce que j'ai perdu en accès à l'info, je le gagne en profondeur. Pour une retraite, c'est idéal. Mais même si je devenais crypteur, j'imagine mal comment les gens de ton groupe pourraient me recevoir.
- Ils ne le pourraient pas. Tu es trop instable pour participer à ce projet. Il concerne le futur, le devenir. Les lignes que nous traçons mènent à un monde meilleur. Elles sont comme des fils de verre, fragiles. Il faut les protéger.
- C'est une image.
- C'est tout ce que je peux te donner.
- Le seul moyen de protéger une œuvre de la destruction, c'est d'en donner une image, une reproduction, c'est ça ?
- Un symbole, oui, c'est un bon exemple.
- Tu m'en dis plus que naguère, fit le Ko après une pause.
- Parce que maintenant que tu sais, tu n'es plus une menace.
- Un vaste piège, alors.
- Un jour, le fondateur de la dynastie des Chang, le seigneur Tang observa des chasseurs qui capturaient leurs proies avec quatre filets. Il exigea alors qu'on enlève trois des filets afin que sur son domaine seuls soient capturés les animaux qui le voulaient bien.
- Je connais cette histoire, le Yi-King y fait référence au moins une fois. Le vieux Ike, comme je l'appelais autrefois. Mes camarades croyaient qu'il s'agissait d'un vieil oncle à moi, parce que je leur disais : " Je demanderai au vieil Ike ce qu'il en pense ! ", dès que nous nous heurtions à un problème impossible. Comme cela a duré pendant des années, mes amis ont fini par avoir des doutes sur son existence. Leurs tons devenaient un peu railleurs lorsqu'ils demandaient des nouvelles du vieil oncle Ike. Il était devenu notre Arlésienne.
Tu as du mal à croire qu'on ait pu un jour se moquer de moi ? Ne nie pas, je le vois bien. Mais sache Louis que je n'ai pas toujours bénéficié de l'autorité dont je jouis aujourd'hui. Avant de faire autorité, il faut en avoir. Avec ma taille, mon physique, cela n'a pas été facile.
- Surtout dans une structure aussi rigide que l'Organisation.
- Peut-être. Mais le Groupe doit lui aussi connaître des moments d'inertie. Où en étais-je ?
- A tes consultations secrètes du Yi-King.
- Ah ! Oui. Donc je le consultais souvent à l'époque, mais je ne souhaitais pas divulguer la source de ces conseils judicieux. Un jour pourtant, j'y ai été contraint. C'est une anecdote qui pourrait t'intéresser.

III

J'avais un ami à l'époque, un certain Luc Jourdain, qui était journaliste en province, un militant écolo, passionné pour l'ornithologie. Tu imagines un peu le genre : un type capable de rester des heures à l'affût dans le seul but d'observer ces animaux à la cervelle minuscule. Il prenait des clichés, écrivait des articles, vendait les uns et les autres, mais je crois qu'il l'aurait fait de toute façon, gratuitement, uniquement pour le plaisir de l'œil.
A l'époque, nous nous voyions de moins en moins souvent. Tu sais ce que c'est, les amis s'oublient un peu quand ils vivent loin les uns des autres -de petites trahisons inévitables lorsque les chemins se séparent-. Il y a un texte sublime de Nietzche à ce sujet dans le " Gai Savoir ".
Et donc, un jour, voilà mon ami qui me propose un week-end chez lui. Ça tombait très bien, j'avais besoin d'un peu de distraction. Hélas, quand je suis arrivé, mon ami n'avait pas trop l'esprit tourné vers la distraction. Sa compagne de l'époque ne m'a pratiquement pas adressé la parole, toute occupée qu'elle était à faire la gueule du matin au soir. J'essayais tant bien que mal de dissiper la morosité mais sans succès. Je ne suis pas un boute-en-train. L'humour permet de paraître sympathique très rapidement. Le charisme en revanche nécessite souvent beaucoup de travail pour jouer sur l'humeur de quelqu'un.
Au début, j'ai supposé qu'ils vivaient un simple différent passager dans leur couple, comme on en voit souvent. Les couples disposent de plus de sujets possibles pour la dispute que pour s'entendre. En fait, la pauvre fille n'occupait qu'une place très secondaire dans les préoccupations de Luc Jourdain. Cela, je le compris dès le premier soir lorsqu'il m'exposa son problème, brusquement et sans transition, après une partie d'échecs.
Il commença par me demander si je voyais toujours mon bon vieil oncle Ike. Je croyais alors à une raillerie provoquée par sa défaite mais n'eus pas le temps d'y réfléchir davantage car il enchaîna aussitôt sur son problème. Un grand magazine parisien lui proposait une place pour une chronique régulière sur l'ornithologie. Il en était flatté, c'était inespéré. Je lui ai bien sûr aussitôt conseillé de foncer et d'accepter mais en voyant son expression, j'ai compris que ce ne serait pas si facile de le convaincre. Je croyais qu'il avait peur que sa petite amie refuse de le suivre. Cependant tout en confirmant le fait qu'elle ne comptait pas quitter la région, il m'affirma de façon très convaincante que le problème ne se situait pas là. Puis il se lança dans une longue diatribe contre ceux qui ne respectent pas l'éthique. Sa loghorée était bien difficile à suivre tant elle partait dans toutes les directions. Il était visiblement dans un tel état de confusion que je décidai de lui révéler la véritable nature de mon " vieil oncle Ike ". Il me facilita même la tâche en m'avouant qu'il attendait justement de moi ce genre de révélation.
Après lui avoir décrit les avantages du Yi-King, il était aussi convaincu que moi de l'adéquation parfaite de l'oracle avec sa situation. Si tirer un hexagramme se justifie, c'est bien dans ces moments là. Malheureusement, plus une question est grave, plus il est nécessaire de faire preuve de sérieux dans le tirage et son interprétation. Or si je connaissais par coeur les soixante-quatre hexagrammes, j'aurais préféré disposer d'ouvrages de références pour appuyer mon interprétation. Je n'avais pas ça dans mes bagages, tu t'en doutes. Cela m'a donc valu la plus chère communication téléphonique de l'histoire que j'ai payée à mon retour à Turin où je vivais à l'époque neuf mois sur douze, puisque nous n'avons procédé au tirage qu'à ce moment là, à distance.
Le tirage donna Xu, " En attente ". Bien entendu, je n'ai pas commis l'erreur de certains novices qui voient là un conseil de prudence favorisant l'attentisme. C'eut été un grave contresens. Au contraire, cet hexagramme conseille de profiter de la période d'attente pour se préparer à affronter la situation nouvelle avec sérénité. D'ailleurs, la mutation confirmait cette vue. Cependant, j'éprouvais alors une difficulté terrible à dissocier mon opinion de mon interprétation, et cela, d'autant plus que le Yi-King abondait dans mon sens. Il lui fallait foncer. Tu peux imaginer que j'étais aussi surpris que fier lorsqu'il m'annonça quelques jours plus tard qu'il avait accepté la proposition du magazine parisien. Puis je le perdis de vue une nouvelle fois d'une façon que je croyais définitive.
Je l'ai revu pourtant deux années plus tard. Une véritable catastrophe. Après qu'il m'eut fait le récit de sa vie depuis notre dernière rencontre, j'ai craint qu'il désire me tuer tant le choix que lui avait conseillé le Yi-King semblait erroné. Son expérience parisienne avait été un fiasco. Les ennuis n'avaient cessé de surgir de tout coté et le pauvre homme avait fini par se résoudre à retourner dans sa province d'origine. Inquiet de sa réaction à mon égard -il avait l'air si hagard et le regard fou-, je ne me perdais pas à balbutier quelque excuse inutile. Ça n'est pas ma façon de procéder. De toute façon, cela ne s'avéra pas nécessaire car il m'affirma que le " vieil oncle Ike " ne s'était pas trompé. Me voyant surpris, il s'expliqua.
Lors du tirage, il m'avait caché un élément important de la question. En fait, une troisième possibilité s'offrait à lui à l'époque. Un projet tellement fou, enraciné dans ses rêves d'enfance, qu'il n'avait pas osé le mentionner. La réponse de l'oracle devenait tout à coup d'une grande limpidité, d'une incroyable profondeur pour peu qu'on la confrontât à la seule et véritable question qu'il se posait à l'époque, mais qu'il avait pris soin de taire. Le pire, c'est qu'il se l'était cachée à lui même. Au fond de lui, il savait, mais il n'a pas voulu écouter cette voix.
Un bon exemple de ce qu'il ne faut pas faire avec le Yi-King, tu ne trouves pas ?

Lorsqu'ils se quittèrent, Louis songea qu'il avait eu bien de la chance d'avoir connu un tel adversaire.


Chapitre 24
Fin
( Jian, Qian )


I

Les pompiers furent prévenus suffisamment tôt pour éviter que le feu ne se propage dans tout l'immeuble. Des particules de poudre d'extincteur flottaient encore dans l'air quand un premier pompier put pénétrer dans l'appartement dévasté de Feldmeyer. Il promena ainsi le bruit lugubre de sa respiration à travers le masque à oxygène dans chaque pièce ; mutant aux immenses yeux ronds découvrant les ruines d'une civilisation disparue. La bibliothèque de Feldmeyer ressemblait à une vieille crypte oubliée, séjour d'esprits sans âge. Les particules en suspension y tissaient une brume si épaisse qu'on l'eut dit palpable. Elle semblait prête à se condenser soudain en un fantôme gémissant, de ceux dont le toucher suffit à vous rendre malade à en mourir. Porter un seul regard sur lui, et vous saurez comment meurt l'innocence.
Dehors, au pied du bâtiment, Diego contemplait les dernières flammes s'échapper d'une fenêtre. Une passante incrédule le dévisageait, stupéfaite de découvrir le sourire insolent et déplacé de l'enfant. Il régnait alors une atmosphère étrange, comme si le temps avait cessé pour tous ces curieux rassemblés pour un rituel malsain, pour un cérémonial dont ils découvraient les règles au fur et à mesure. Tellement nombreux qu'on eut dit que la rue les avait enfantés. Ces enfants des pavés paraissaient soumis à la même hébétude face à un événement aussi improbable, tellement étranger au déroulement normal des habitudes quotidiennes. Et pourtant, chacun gardait bien son ego, veillait à s'accrocher à l'illusion d'avoir un passé à eux. Rien qu'à eux. Sans ces convictions d'êtres et d'être, la foule n'aurait pas eu plus de consistance qu'un mol amas de chair.
La mère de Diego -c'était elle qui avait prévenu les pompiers de l'arrondissement- répondait calmement aux questions. Lorsque l'inspecteur lui demanda des renseignements sur Louis Feldmeyer, elle se retourna vers Diego qui se tenait à distance, hors de vue de l'homme. Il fit un petit non de la tête, avec ce regard implorant dont seuls les enfants sont capables et qui voit leur efficacité décuplée par l'incapacité que nous avons à y déceler la moindre de trace de manipulation.
" Non, monsieur, je ne le connaissais pas. "
Perplexe, l'homme de loi se gratta la tête en observant la foule comme s'il y cherchait quelque connaissance avant de griffonner quelque note sur un calepin usé. Il avait la curieuse impression de côtoyer une évidence sans pouvoir la distinguer. Elle se dérobait comme le souvenir d'un rêve qui nous échappe malgré nos efforts pour le retenir.
Quand il vit Aline, éplorée, qui dialoguait avec un pompier, il...
... non. Rien.
Incapable de se souvenir de ce jour pas si vieux où il avait remarqué l'élégance de cette femme. Depuis des années, l'alcool lui bousillait les neurones au point qu'il se souvenait rarement l'endroit qu'il avait foulé de son pied la veille. Ses collègues le surnommaient " et-quart ". Il arrivait que les gens qui se présentent au commissariat demandent l'inspecteur " Hécart ". Sans connaître l'origine d'un sobriquet qui n'avait d'autre but que de railler sa passion pour un apéritif anisé. Tout le monde n'est pas censé savoir qu'à " et quart ", c'est la pose R...
Sur le point d'accoster Aline de Hautefort, le chef des pompiers l'interpella. Il en oublia momentanément de questionner la femme qu'un feu transformait en veuve.
" Feu mon mari ", pourrait-elle dire désormais ; quand bien même un mariage officiel ne l'avait jamais liée à Louis Feldmeyer.
Le bilan que lui dressa le pompier ne lui disait pourtant rien de bon. Mais il n'était pas du genre à forcer son talent. Quand une situation trop complexe l'écrasait, il préférait la retraite à l'affrontement. Pourtant, a priori, tout paraissait limpide :
objet : incendie
lieu : 4ème étage, 11, rue Edouard Jacques, Paris 14ème Ar.
nombre d'appartements touchés : 1
dégâts pour l'appartement : quatre pièces dévastées
dégâts pour l'immeuble : minimes
bilan : 1 mort. Feldmeyer Louis, individu sexe masculin, quarante-deux ans
origine du sinistre : probablement électrique.
Seulement, un homme de cet âge là n'aurait pas dû être ainsi surpris par les flammes, voilà tout. Presque deux heures et quart de l'après-midi. Il était grand temps de déguster une anisette ! L'inspecteur cessa là toute tentative de compliquer une affaire bien simple.
Par acquis de conscience, il tenta maladroitement d'adresser quelques mots de réconfort à la veuve, mais renonça à l'interroger en détail. Il se contenta de s'assurer qu'elle savait où dormir. Un policier serait désigné pour surveiller l'appartement pendant un jour ou deux afin d'éviter les pilleurs en attendant qu'elle récupère les objets épargnés par les flammes.
De nombreux locataires commençaient à se plaindre de leur évacuation forcée, et râlaient sans chercher à comprendre que les pompiers devaient d'abord s'assurer que leur réintégration pouvait se faire sans danger. Les curieux se dispersaient enfin, comme si le signal de la fin de la cérémonie avait été donné. Diego les observait reprendre leur chemin, aussi inchangés que ces chrétiens dont la foi ne dure que le temps de la messe.

II

Aline traversa cette période avec une déconcertante facilité. Elle régla les détails triviaux de tous ordres liés à la disparition de son concubin et dont elle n'avait pas soupçonné la diversité. Néanmoins, certains suscitèrent bien moins de complication que ce que Louis avait prévu. En particulier, sa mort ne fit aucun doute pour les autorités. Un détail pourtant, aurait pu compliquer les choses. Ce détail resterait à jamais dans les souvenirs d'Aline comme un élément incongru, presque comique. Le crypteur avait prévu de laisser dans le lieu de sa fin accidentelle présumée, un ensemble d'indices. Il avait poussé le souci du détail jusqu'à y abandonner une prothèse dentaire, ou plus exactement les vestiges d'une dentition épargnée : lorsqu'un corps brûle, certaines choses échappent à la calcination. Les policiers n'avaient même pas été fichus de trouver ces dents plus vraies que nature. Louis avait eu tant de mal à se procurer ce matériel insolite qu'Aline ne pouvait croire qu'il ait pu oublier de les laisser avant de disparaître. D'autant plus qu'il n'avait pas oublié en revanche de laisser une boucle de ceinture, une bague et sa montre. Mais ces objets là auraient pu appartenir à n'importe qui. Alors que le simulacre de dentition, lui, aurait permis de l'identifier sans le moindre doute.
Depuis le début, c'est à dire avant même l'expérience d'auto-hypnose, elle savait que le plan de Louis impliquait ce départ. Elle l'avait accepté dignement. La mise en scène de la mort du crypteur appartenait au plan. Elle en constituait le dernier mouvement.
Aline se souvenait maintenant de leur voyage en Italie, trois saisons avant leurs retrouvailles, une seule lune avant leur séparation. Mais celle là n'était pas de miel. Elle célébrait leur rupture dans l'oubli à venir. Et le choix de l'Italie n'avait rien d'un tribut versé à l'autel du romantisme. Seulement, Louis souhaitait rencontrer un grand spécialiste... des prothèses dentaires. Anna se rappelait l'avoir accompagné chez ce chirurgien-dentiste des plus réputés. Elle s'attendait à un de ces hommes que de longues études ont rendu délicat ; ces érudits pâles et efféminés, aux mains si douces qu'elles ne pourront plus jamais étreindre un outil. Ces mains qui ne sauraient tenir ses hanches avec fermeté, comme celles d'Eric l'avaient fait.
Au lieu de cela, le dentiste fameux offrait la vision d'un homme brutal. Ses cheveux bruns, épais, clairsemés de quelques fils gris s'enfilaient dans un catogan splendide. Ses yeux plissés semblaient presque clos en un rire féroce. Son visage fier n'offrait qu'une seule fantaisie : une fossette profonde revendiquait fermement la possession de son menton. Dans un étonnant contraste, malgré l'illusion qu'il donnait d'être gauche, il manipulait chaque objet avec une précision redoutable. Il ne laissait personne préparer à sa place les pâtes et autres onguents qui serviraient à ses œuvres. Qu'il s'agisse de dupliquer un moule ou de couler une résine, il tenait à tout contrôler.
Comme Louis venait de loin et lui avait expliqué sa hâte, le dentiste coopératif accepta de supprimer tout délai. Il connaissait les exigences étranges de son client. Allié du groupe, initié acquis à leur cause, il n'avait pas cherché à savoir les motivations exactes du crypteur. Il les invita même à assister à son travail, à la condition toutefois qu'ils se taisent et restent assis sagement. Lorsqu'elle le vit travailler, Aline ne put s'empêcher de le comparer à un artiste qui se serait efforcé de réaliser de minuscules sculptures, dans une démente monomanie créatrice. Car en fait d'artiste, l'homme ne moulait jamais que des dents. Louis semblait également subjugué. Il observait le chirurgien doser ses mélanges, les remuer à la vitesse appropriée, avec l'outil adéquat, vérifier sans frénésie la température ambiante de la pièce, chronométrer précisément les temps de réaction des composés chimiques. Il ne montra qu'un seul geste moins sûr que les autres : lorsqu'il commenca la première opération qui donnerait à ces imitations de dents l'apparence de sortir d'un infernal brasier.
Aline comprenait d'autant moins que Louis ait pu oublier de laisser ces contrefaçons dentaires qu'il les avait payées un prix indécent.
O.K ! avait déclamé le dentiste. N'importe quel de mes collègues, les prendraient pour de vraies dents, vous pouvez faire confiance à moi. Effectivement, son travail témoignait d'une précision à laquelle ne pouvait prétendre son médiocre français.

III

Quelques jours s'écoulèrent avant qu'Eric ne se décide à rejoindre Aline. Persuadé de la mort du crypteur, il craignait son rejet. La nouvelle avait balayé cette fragile sérénité qui avait accompagné son départ du manoir de Henri. Il s'agrippait pourtant à un espoir confus auquel manquait l'intensité de ses fulgurantes intuitions. Incapable de soupçonner une mise en scène, il redoutait la réaction d'Aline.
Malgré tout, il se rendit rue de l'abbé Groult où elle l'accueillit avec un naturel contrôlé et sans effusion.
Bientôt, sans un mot d'explication, Aline tendit une lettre au jeune homme. Eric l'ouvrit avec une précaution exagérée, comme il l'aurait fait pour un vieux parchemin. Elle était d'ailleurs cachetée d'un sceau , un motif qu'il ne connaissait pas et qui dessinait comme un reptile transpercé par un bâton. Louis lui montrait ainsi qu'il était le premier à la lire.


Eric,

Il ne m'est pas aisé de t'écrire ainsi, car nous nous connaissons sans nous connaître. Nous nous sommes observés à distance. J'aurais tant de choses à te dire. Et pourtant je ne serai pas long. Parce que tu as déjà compris l'essentiel. Pour le reste, Aline t'aidera. J'espère que tu as conscience de la chance que tu as.
La chance d'avoir côtoyé les réalités cachées. La chance d'avoir su utiliser ton esprit pour les pénétrer. La chance de ne pas être seul. La chance de n'être qu'au début du voyage. La chance d'avoir été guidé par un maître silencieux. La chance de vivre. La chance de l'éternité.
Mais pense avec bienveillance aux décrypteurs qui ignorent parfois toute leur vie que nous travaillons pour eux et qu'en somme, ils travaillent pour nous. Ils donnent un sens à notre travail. Nous nous moquons d'eux avec respect. Lorsqu'ils s'imaginent pouvoir percer nos mystères au moyen d'un simple programme, nous sommes là pour leur ouvrir les yeux, quand ils en ont.
Le groupe est la maison mère, l'Organisation sa filiale. Ces deux là ne sont pas ennemies : le danger est ailleurs. L'homme que tu as tué n'appartenait ni à l'une, ni à l'autre. Je ne suis pas parvenu à trouver une solution qui épargne sa vie sans compromettre la tienne. Ce faisant, je t'ai laissé un fardeau bien lourd à porter. Si celui-ci s'avère insupportable, parles-en à Aline. Un de nos amis pourrait t'aider à oublier.

Maintenant, tu sais pourquoi le groupe peut durer. Seuls ceux qui nous aiment peuvent nous comprendre. Seuls ceux qui nous comprennent peuvent nous aimer. La haine de l'ignorant, sa bêtise, sont notre rempart. Pour toi qui as su aller au-delà, le pont-levis est abaissé. Mais je mentirais si je prétendais que tu as le choix. Non pas que j'ai cherché à abuser de ta liberté. Seulement, tu te doutes bien que mon plan ne pouvait souffrir d'aucune faille. J'observe ton travail depuis si longtemps déjà. N'ai pas de haine pour Henri Messe. Dans cette histoire, il est un peu comme un acteur de talent auquel on aurait confié un rôle secondaire et ingrat.
Il m'aurait été agréable de pouvoir te rencontrer et être là lors de tes premiers pas au sein du groupe. Mais l'heure de me retirer du jeu a sonné. Une autre mission m'attend. Loin d'ici. Cela, je l'avais décidé dès le début du plan.
Surtout, évite, lorsque la tentation viendra, de te prendre pour Dieu. L'idée de créer Sphinx était un véritable blasphème, une tour de Babel. Vois comment nous avons réagi. Notre supercherie, n'est une punition que pour les profanes. Certains diront que nous avons infiltré l'Organisation pour les empêcher de mener ce projet à bien. La vérité, c'est que nous les avons aidés à réaliser Sphinx. Et qu'il fonctionne ! Seulement, il parle une langue que bien peu sont capables de comprendre. Car nous ne cryptons pas la vérité ; la vérité est cryptée. Seul le respect de cette nature du réel nous y contraint.
Un obstacle pourtant a bien failli m'empêcher de réaliser mon ambition. Je ne peux mentir. Alors il m'a fallu trouver une solution acceptable. Elle n'est pas apparue par hasard mais s'est insérée logiquement dans le Plan, comme si sa place ne pouvait être ailleurs. Cette solution, ce fut l'oubli. Celui qui prétendrait que j'ai menti par omission se tromperait. Je n'ai rien tût.
Je dois t'avouer que même au sein du groupe, il fut bien difficile de faire accepter ce projet, probablement car il était difficile d'en expliquer la logique. Le stratagème de l'oubli me fut d'un grand secours. Beaucoup voyait en Sphinx un acte sacrilège qui méritait une punition. C'est pourquoi le Plan dut être. Par amour.

Désormais, tu vas pouvoir crypter à ton tour.


Eric se tourna vers Aline et murmura :
" Mais, je ne sais pas crypter.
- Je t'apprendrais. "




POSTFACE

Je me rends compte à présent, combien la tâche que j'ai laissée au lecteur est un cadeau empoisonné. Mais sachez qu'elle fut bien plus accablante pour moi encore. Pendant deux ans, il m'a fallu côtoyer cette étrange bande, me plier à leurs exigences grandissantes. Curieuse bande, mais aussi bande de curieux : Chacun à la recherche d 'un Graal au masque changeant. Chacun finit par y trouver son compte -bon ou mauvais-.
Hélas, au risque d'en décevoir, je dois d'abord annoncer une nouvelle peu réjouissante : La postface n'est pas le lieu où les clefs seront révélées. J'espère que tout lecteur, à sa façon aura su trouver un juste équilibre entre la réflexion et le divertissement. D'autant plus que la compréhension de ces quelques chapitres est autant affaire d'intelligence que de sensibilité à une certaine forme de magie. Cette sensibilité, je l'entends comme une aspiration, une curiosité, et non comme un état de nos sens. Je la perçois comme soeur de l'amour et non comme voisine du désir. Le mystère attire parce qu'il est mystère bien plus que pour ce qu'il cache. Cela, les enfants le savent bien. Diego l'a compris, lui. De là à affirmer que les crypteurs ne sont que de grands enfants...

J'ai tenté de donner vie à ce roman ; et j'ai l'impression d'y être parvenu dans une certaine mesure. Car il a déjà accouché d'un étrange bébé. Une créature naissante faite de codes et qui est bien partie pour devenir à terme la mère de Sphinx ou peut-être sa cousine. Il s'agit d'un programme d'intelligence artificielle. Mais il est encore un peu tôt pour en décrire ici le fonctionnement. C'est une autre histoire. Si je mentionne ce programme, c'est seulement dans la mesure où sa préparation a généré une rétroaction sur la construction du roman, sur sa structure intime auto-organisée.
La vie, dans un roman, nous oblige aussi à accepter le fait qu'on ne connaîtra jamais exactement les motivations de ses personnages. L'auteur qui prétendrait le contraire tuerait ses personnages aussi sûrement s'il les jetait sous un train. Nous ne pouvons même pas prétendre connaître nos proches, alors pourquoi irions-nous nous vanter de connaître ces cousins de passage ? Qui est réellement Hughes ? Que savait précisément le professeur Mesmer du plan de Louis, a-t-il oui ou non utilisé l'hypnose sur son associé ? Quelle discussion ont bien pu mener Aline, Louis et la mère du jeune Diego ? Même à moi, certains caractères n'ont pas montré toutes leurs facettes.
Il faut aussi accepter les destructions terribles que cause tout événement. A chaque instant, des possibilités meurent parce que les actions dans notre univers sont irréversibles as far as we are concerned (de notre point de vue). Mais surtout, parce que chaque action est en liaison directe avec un nombre considérable d'événements. " Demain " peut signifier beaucoup de choses, mais le lundi " demain " signifie toujours mardi, même si son sens ne se résume pas à cela. Un mot détruit bien plus d'univers qu'il n'en crée. Mais ceux qu'il enfante sont tellement plus puissants !

A ce stade, je dois remercier trois personnes pour leurs conseils avisés, et surtout pour avoir supporté pendant deux ans mes accès d'enthousiasme, mes blocages et mes divagations incessantes. Un philosophe intègre, une amie de toujours et mon fidèle associé, respectivement : Emmanuel C., Valérie M., et Vincenzo. Je rends également hommage à la sagesse millénaire du " vieil oncle Ike ", pour reprendre l'expression du Ko. Celui-ci m'a conseillé à tous les stades de la rédaction de ce roman sans jamais m'imposer de direction contre mon gré.
Curieusement, guidés par ses oracles, des éléments sont apparus, qui me semblaient des plus incongrus. Homme de peu de foi ! Il aura suffi que la réalité quotidienne me confirme ses visions pour accepter leur place dans le roman.

Conteur codeur, lecteur décrypteur : les rôles sont apparemment clairement distribués. Néanmoins, comme dans tout jeu, une large place est faite à l'interprétation. Je m'incline avec bonheur devant votre imagination, qui génère ces interprétations. Jamais fausses, souvent infidèles, toujours alternatives. J'irais même plus loin : leur infidélité est leur force.
Le voyage est cependant jalonné d'occultations qui ne laissent aucune place à l'errance de l'imagination. Par exemple l'année (et donc l'époque) où se déroule l'histoire, bien que jamais mentionnée peut aisément être déduite objectivement. Ces jalons ésotériques ne visent pas seulement à entraîner l'esprit au décryptage. Sans baliser totalement le chemin, ils indiquent des cul-de-sacs à éviter, proposent des itinéraires. Chacun est libre de les suivre. Ou de les éviter.

Parce que les livres parlent des livres, parce que " mot " est un mot ; par l'idée que nous nous faisons de l'Idée, il fallait que j'ouvre la voie. Cherchez-le là où il est et en nulle autre place, le reptilien petit python.
Tout comme Louis le fît, je crois que c'est le moment de me retirer du jeu, malgré l'intime conviction que le plan ne fait que commencer.

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Merci à Anne Cousin pour sa patiente relecture